01/03/2015

Artemisia Gentileschi, une flèche qui transperce les genres





Artemisia Gentileschi, artiste peintre italienne née à Rome en 1593 et supposément décédée aux alentours de 1654, connut une grande renommée durant sa carrière et parvint à atteindre un statut social élevé, conformément à sa grande ambition. Alors que la scène artistique du XVIIe siècle est majoritairement masculine, Artemisia est parvenue à s’imposer comme une figure majeure de l’art italien de l’époque. Sa reconnaissance sociale et institutionnelle est due à de nombreux facteurs : son art, sa persévérance, sa capacité d’adaptation à la demande, mais aussi à la curiosité que pouvait présenter une femme peintre aussi peu conventionnelle qu’elle. Mais au-delà de sa renommée, son traitement des figures féminines est particulièrement innovant. Dans la plus belle partie de sa carrière, Artemisia se passionne pour les grandes figures féminines qui ont marqué la mythologie biblique ou profane : Judith, Madeleine, Suzanne, la vierge Marie, Lucrèce, Cléopâtre, Yaël, Esther ; sur les cinquante-sept œuvres attribuées à Artemisia par R. Ward Bissell, quarante-neuf représentent des femmes en tant que principal ou second protagoniste. Mais ce n’est pas le nombre de figures féminines qui compte, mais bien la manière de les interpréter. Artemisia ne peint pas la Femme essentialisée et fantasmée de ses compères ; elle redonne à ces figures héroïques toute la puissance qui leur revient, elles deviennent des êtres humains à part entière qui se distinguent par leur force.

Dans une lettre à Don Antonio Ruffo, son dernier mécène, elle écrit : « Vous trouverez en moi l’esprit de César dans une âme de femme » 1. Joindre les deux genres en un individu, dépasser la condition des femmes de son époque, se présenter elle-même comme une figure exceptionnelle et héroïque : telle est l’ambition d’Artemisia, qui se reflète dans ses œuvres.


Eléments biographiques




            Artemisia est la fille aîné d’Orazio Gentileschi, un peintre romain de renommée importante. Les quatre enfants de ce dernier travaillent avec lui en tant qu’apprentis dans son atelier, mais Artemisia est la plus douée d’entre eux ; c’est aussi la seule apprentie de sexe féminin de tout le quartier des peintres romains. Les femmes peintres de l’époque sont pour beaucoup formées grâce à leur père, étant donné qu’il était très mal vu de faire travailler une jeune fille dans un atelier non familial où la gente masculine est dominante. Ainsi, Orazio compte majoritairement sur sa fille dans son travail : il lui confie toutes les tâches traditionnelles de l’apprenti – moudre des pigments, fabriquer les pinceaux, préparer les toiles – ainsi que les finitions de tableaux qu’il n’a pas le temps d’achever. Artemisia est longtemps coupée du monde extérieur, étant donné que son père la protège jalousement comme un bien précieux ; il restreint ses déplacements et elle ne peut sortir sans escorte. Elle évolue dans ce monde fermé, exclusivement masculin (ayant perdu sa mère en 1605, et étant la seule fille de la fratrie), sans éducation, sans manières ; malgré cela, elle se cultive de manière autodidacte, et s’évertue à s’améliorer en tant que peintre.


            En mai 1611, elle est violée par Agostino Tassi, un peintre qu’Orazio avait embauché pour former sa fille. Orazio Gentileschi n’intente un procès contre lui qu’en 1612, car à l’époque le viol n’est pas tant un problème en soi s’il s’ensuit d’un mariage avec le violeur ; mais Agostino rechigne à se marier, et Orazio finit par l’accuser d’avoir endommagé sa propriété, son honneur, et il appelle ce viol « mon assassinat ». Le droit romain condamne effectivement le stuprum, qui est une relation sexuelle entre un homme et une femme non mariée, dans un monde où la virginité féminine est un bien primordial. Toute relation sexuelle impliquant une femme vierge (ou une veuve) est illégale et immorale, qu’elle soit consentie ou non. Le stuprum diffère donc de l’adultère, qui est la notion que l’on utilise aussi en cas de viol d’une femme mariée. La notion de sexe non consenti est donc noyée dans l’importance que possède la notion de virginité : la femme ne compte pas, seul le dommage qui est fait aux hommes de sa famille importe. Le code pénal romain possède trois délits distincts concernant la perte de la virginité hors du mariage : le stupro semplice, la défloraison consentie, le stupro qualificato, la défloraison consentie avec promesse de mariage, et le stupro violento, la défloraison forcée. Le procès d’Artemisia est long, éprouvant et humiliant ; il dure neuf mois, à l’issue desquels Agostino est condamné à être exilé de Rome. Toutefois, il y reste jusqu’en 1613 et parvient à se faire acquitter grâce l’intervention de mécènes influents.


Orazio, à l’issue du procès, organise précipitamment le mariage d’Artemisia avec le peintre Florentin Pierantonio Stiattesi. Par ce mariage Artemisia s’installe à Florence dès 1613, où sa singularité attise déjà la curiosité. Un époux est indispensable à Artemisia pour commencer sa carrière : grâce à cette union avec un homme de même profession qu’elle, elle peut figurer sur la liste des pensionnés du grand-duc de Florence ; une femme ne peut faire carrière qu’en association avec son époux et confrère. En plus de lui assurer un statut social respectable, il lui confère une existence légale qu’elle ne possèderait pas seule : c’est à travers lui qu’elle peut acquérir pigments, toiles et pinceaux. C’est Pierantonio qui lui fournit tout le matériel nécessaire, qui signe les contrats, qui réceptionne les paiements. Mais cette dépendance évolue rapidement : en juillet 1616, elle est admise à l’Accademia del Disegno de Florence, devenant ainsi la première femme académicienne de l’histoire florentine. Elle n’a ainsi plus besoin d’un tuteur ; elle prend officiellement la tête de son atelier, et détient un passeport qui lui permet voyager seule, ce qui lui permettra de travailler dans plusieurs villes d’Europe. 


Ce succès rapide et son ambition personnelle amènent Artemisia à désirer élever son statut social et se faire reconnaître, en plus de peintre talentueuse, comme membre des hautes classes sociales intellectuelles et cultivées. Dès son arrivée à Florence elle achète des vêtements et du mobilier coûteux, contractant régulièrement des dettes de plus en plus importantes. Artemisia manifeste de l’intérêt pour la musique, activité symboliquement attribuée aux classes sociales élevées. A la cour de Cosme II de Médicis, elle fréquente entre autres des poètes, des musiciens, le célèbre compositeur Bellerofonte Castaldi ; durant sa vie elle se lie d’amitié avec Michelangelo Buonarroti le Jeune, le scientifique Galilée, le peintre Simon Vouet, les plus illustres intellectuels. Elle entretient ainsi de très nombreuses relations qui lui assurent une position au cœur de la sphère intellectuelle et culturelle. Quant à ses commanditaires, elle parvient à intéresser des personnalités importantes de tous pays. Elle peint pour Buonarroti, Cosme II, les neveux d’Urbain VIII, Louis XIII et Richelieu de France, Charles Ier d’Angleterre, Philipe IV d’Espagne, ainsi que de nombreux grands mécènes. Artemisia adapte constamment son art à ces nombreuses commandes : ses peintures évoluent par rapport à l’art des villes où elle s’installe, mais aussi aux volontés des commanditaires. Elle emploie de très nombreux assistants pour l’aider à répondre à la demande, et collabore avec plusieurs artistes vers la fin de sa vie. Ainsi, le parcours d’Artemisia Gentileschi est singulier sur de nombreux points ; son ambition, son audace, son talent et le fait qu’elle soit une femme ont donné à son art une portée particulièrement importante.


Mais finissons ces éléments biographiques en bonne et due forme. En février 1620, Artemisia et Pierantonio  fuient subitement Florence ; ils partent d’abord pour Prato, puis rejoignent Rome. Le couple croulait sous les dettes, les paiements de Cosme II étaient insatisfaisants, et Artemisia était exténuée par ses quatre grossesses. Ayant des tableaux en cours pour le grand-duc malade et n’ayant pas l’autorisation de ce dernier pour quitter la ville, cette fuite était une grande prise de risque. Toutefois l’amant d’Artemisia, Francesco Maria Maringhi (aristocrate florentin avec lequel elle entretient une liaison dès 1617) protège ses biens et ses enfants à Florence. De plus, la fuite d’Artemisia se révèlera particulièrement favorable : ils devancèrent d’une année l’exode des peintres vers Rome à la mort de Cosme II. Elle travaille dans la capitale jusqu’en 1626, où les commandes fleurissent, et parvient à récupérer les affaires séquestrées par la Guardaroba de Cosme II. En parallèle, elle se sépare (et/ou est séparée) des hommes qui, traditionnellement pour l’époque, sont les piliers d’une famille : à son retour à Rome Artemisia se dispute violemment avec son père, et ils rompent toute relation entre eux ; au printemps 1623, son mari Pierantonio disparaît et ne donne plus signe de vie. Artemisia continue donc « seule » son chemin, intègre le cercle des artistes les plus éminents de la capitale et parvient à vivre aisément avec sa fille et deux serviteurs dans ses appartements de la via del Corso. Après un séjour à Venise, elle s’installe à Naples, puis à Londres après une longue hésitation, où elle se retrouve au chevet de son père mourant. Elle finit par revenir à Naples vers 1640 et semble y rester jusqu’à sa mort.




Nouveau regard sur les héroïnes




            Artemisia connaît donc très rapidement un grand succès parmi les commanditaires les plus prestigieux. En plus de son statut de femme peintre, qui lui confère une certaine rareté et donc s’attire la convoitise de beaucoup, son art est tout à fait original dans les sujets qu’elle aborde en tant que femme. Artemisia s’attaque à la peinture historique et mythologique, genres pourtant réservés aux hommes ; les femmes se cantonnaient généralement aux sujets moins nobles comme les natures mortes, les scènes de genre. Elle aborde aussi l’art du nu féminin : alors que l’étude du nu masculin est interdit aux femmes et que l’étude du nu féminin est en majeure partie illégale pour les hommes, Artemisia peut se baser sur son propre corps pour peindre des corps féminins réalistes et vivants. En effet, il est interdit aux peintres de déshabiller leurs modèles féminins ; la loi stipule que s’ils veulent peindre des nus féminins, ils doivent se baser sur les marbres antiques pour les formes, et sur les jeunes garçons pour la carnation. Toutefois au XVIIe siècle à Rome personne ne respecte cette loi, et les prostituées deviennent les modèles privilégiés des peintres de nus.


Mais au-delà de son originalité en tant que femme artiste, elle s’illustre par son originalité en tant qu’artiste – tout court. Elle va consacrer la plus belle partie de son œuvre à la représentation de personnages féminins mythiques, ces dernières ayant été auparavant trop souvent atrophiées, affaiblies, amoindries. Nous verrons par la suite, grâce à trois exemples notables (parmi les nombreux autres que j’ai mentionné), la manière dont elle échappe aux clichés traditionnels pour donner une grande force héroïque et humaine à ces figures, qui ne sont plus Femmes mais individus plausibles et intéressants.

Mais tout d’abord, évoquons sa fin de carrière artistique et la relation ambiguë, à premier abord, qu’elle entretient avec le regard masculin. Si j’ai dit « la plus belle partie de son œuvre », c’est que je ne trouve personnellement que peu d’intérêt aux œuvres assez nombreuses que j’ai exclues de cette partie, et qui ont été principalement peintes vers la fin de sa carrière. En effet, à cette période, elle peint principalement des nus féminins conventionnels, en se conformant davantage aux désirs des commanditaires masculins ; il semblerait que ce soit pour des raisons d’ordre économique. De plus, dans certaines de ses lettres, elle semble jouer du stéréotype de la faible femme : je cite à ce propos sa lettre à Don Antonio Ruffo, « J’aimerais que l’illustre seigneur que vous êtes me promette que tant que je vivrai, vous me protégerez comme si j’étais une modeste esclave née dans votre maison. Je n’ai jamais vu Votre seigneurie, mais mon amour et mon désir de vous servir dépassent toute imagination. Mais je ne vous ennuierai pas davantage avec ce bavardage de bonne femme. Les œuvres parleront d’elles-mêmes. » 2 J’interprète volontiers ces mots comme fortement ironiques, étant donné qu’elle décrédibilise ses premières assertions en les qualifiant de « bavardage » insignifiant qu’on attribue aux femmes et en ajoutant que ces mots importent peu, étant donné que ses œuvres montrent qu’elle se conforme à ses envies. Artemisia reconnaît donc qu’elle a pu, lors de sa carrière, se conformer au regard masculin afin de lui livrer des œuvres relativement insipides ; mais elle le fait toujours avec distance et ironie.





Suzanne et les vieillards, 1610


Épisode du livre de Daniel de l’ancien testament, il relate l’histoire d’une femme mariée, Suzanne, qui est de nombreuses fois observée dans son jardin par deux vieillards qui la désirent. Un jour, alors qu’elle prend son bain, elle est victime de chantage par ces hommes qui menacent de l’accuser d’avoir un amant si elle refuse d’avoir des relations sexuelles avec eux. Elle refuse de « pêcher devant Dieu », et est donc accusée à tort. Toutefois, Daniel écoute les accusations des deux hommes séparément, et, voyant qu’elles ne concordent pas, les fait condamner à mort.

Traditionnellement, les artistes insistent sur l’innocence et la pureté de Suzanne, ou bien aux antipodes, sur sa sensualité. C’est un sujet de nu féminin traditionnel, qui se conjugue avec l’esthétique du jardin privé, mais qui donne surtout l’occasion à un traitement érotique particulièrement malsain, étant donné la situation. Suzanne est généralement à peine surprise, ou même presque avenante, ce qui ne donne aucune force à la condamnation de l’intrusion et du chantage ; le spectateur (masculin) devient voyeur à son tour.


Ici, le traitement du sujet est tout à fait original et pertinent par rapport à la situation, et condamne de manière claire les intrus. Du jardin de Suzanne il ne reste qu’un banc de pierre, barrière qu’un des deux vieillards est entrain de transgresser (il viole donc clairement son intimité), mais en même temps piège oppressant sans échappatoire. Les deux vieillards forment un étouffant couvercle au dessus de Suzanne, dont le corps est comme compressé : ils constituent un bloc unique, complotant leur chantage. La main gauche de Suzanne semble refuser clairement leurs avances et accusations, et son visage se tord dans une expression que j’interprète comme de l’agacement, de l’agitation, en somme une réaction scandalisée par ce qui est entrain de se passer. Ses mouvements de bras sont plutôt théâtraux, comme pour donner plus d’emphase à son refus : elle n’a pas pour simple réaction de se protéger ou de refuser leurs avances, mais bien de rejeter de manière nette et révoltée un tel comportement. De manière générale, ce tableau semble bien illustrer l’offense faite aux femmes toutes les fois où des hommes les calomnient ou les insultent si elles refusent d’avoir des relations sexuelles avec eux ; cela se retrouve bien évidemment jusqu’à nos jours. La sexualité des femmes leur appartient et fait partie de leur domaine privé : faire des commentaires insultants à ce propos ou la considérer comme quelque chose qui peut être obtenu sans consentement (ou par un chantage quelconque) est un outrage.  





Lucretia, 1620



Histoire faisant partie des mythes fondateurs de la république romaine, elle possède quelques points communs avec celle de Suzanne. Lucrèce, femme mariée, est désirée par Sextus Tarquin, un des fils du (dernier) roi de Rome, Tarquin le Superbe. Alors qu’il est invité par son mari, il s’introduit dans sa chambre et menace de la tuer et de mettre à ses côtés un esclave mort (l’accusation d’adultère se double d’humiliation) si elle refuse d’avoir des relations sexuelles avec lui. Suite au départ de Sextus Tarquin, Lucrèce demande vengeance à son père et mari, et ne pouvant supporter de vivre après ce viol, se poignarde.

Deux scènes sont traditionnellement représentées sur ce sujet : le viol sur le point de se produire, ou le suicide entrain de se commettre (ou tout juste commis). Concernant le traitement iconographique du suicide, Lucrèce est généralement dénudée au niveau de la poitrine, ou entièrement nue ; c’est donc encore une bonne occasion pour les hommes de peindre un nu féminin. Avant la Renaissance, les artistes insistent surtout sur la dimension héroïque et morale du suicide de Lucrèce. Après, ils mêlent généralement une Lucrèce lascive, ambiguë ou à peine concernée, à des allusions érotiques et sensuelles malvenues et douteuses. Toutefois, quelques artistes du baroque la dépeignent le regard tourné vers le ciel, hagarde et perdue, mais alors son suicide devient irréfléchi et instinctif.


Artemisia peint Lucrèce les yeux levés, mais ce geste porte une toute autre signification. Ses sourcils sont nettement froncés, et sa bouche entrouverte semble indiquer qu’elle est entrain de parler. Elle est assise, mais sa jambe l’ancre fermement à terre. Sa main gauche tient le poignard qui n’est, pour une fois, pas tout à fait dirigé contre elle ; son autre main saisit vigoureusement son sein, comme pour symboliser l’offense qu’on lui a fait (si elle avait été un homme, elle n’en serait pas là), mais aussi comme pour se réapproprier son corps, qui lui appartient. Il n’y a ici aucune position sensuelle ambiguë, et toute l’attention se concentre sur la décision de Lucrèce et ce qui va s’ensuivre. Le regard de Lucrèce et l’orientation du poignard forment deux droites qui convergent vers le haut de la toile, et tout son corps est tendu dans la même direction. Dans cette scène intime et personnelle, elle semble prendre pour témoin le ciel, le monde ; elle lui lance un regard et des mots de défi, de colère, d’indignation après ce qu’elle vient de vivre. Le drame personnel de Lucrèce, dépeint de manière plausible et humaine, se conjugue avec l’aspiration à l’héroïsme du suicide. Mary D. Garrard interprète ce tableau comme illustrant le dilemme de Saint Augustin, étant donné qu’il représente selon elle la délibération d’une Lucrèce anxieuse qui hésite à se tuer, et interprète le sein comme symbole des conséquences biologiques d’un viol. Mais étant donné sa position aussi ferme, ses mains aussi résolument serrées sur les deux éléments du drame, son regard qui selon moi est plus décidé qu’en détresse, je n’adhère pas à cette interprétation (comme je n’ai pas adhéré à sa Suzanne vulnérable). Selon mon interprétation, Lucrèce ne délibère pas, elle adresse un dernier défi avant de se suicider. Son corps lui appartient, et on a violé ses droits sur celui-ci ; se tuer, c’est montrer dans un recours ultime qu’elle est bien son propre maître. Si Sextus l’avait tuée et blasphémée, elle aurait été une victime tâchée de calomnies sans rien pouvoir y changer. Elle a eu le courage de subir ce viol pour pouvoir reprendre le contrôle de son corps et de son honneur de manière extrême : c’est elle qui se donne la mort, et appelle des témoins pour expliquer son geste – elle réclame vengeance et se tue pour marquer l’histoire de sa révolte, ce qui, dans le mythe, ne manque pas d’arriver.







Judith décapitant Holopherne, 1612-1613
Judith décapitant Holopherne, 1620
Judith et sa servante, 1618-1619



Le mythe de la femme séductrice qui use de ses charmes pour tromper les hommes n’est plus à présenter, et Judith en fait partie. Voici le contexte : la ville israélite de Béthulie est assiégée par le général assyrien Holopherne. Une veuve, Judith, se pare de ses plus beaux atours et part avec sa servante Abra pour le camp ennemi. Elle se propose d’aider Holopherne, les gardes hypnotisés par sa beauté la laisser entrer. Elle encourage le général, déjà séduit, à maintenir le siège, et reste dans le camp. Au quatrième jour, Holopherne invite Judith à sa table. S’habillant de nouveau de ses plus somptueux habits elle s’y rend, Holopherne la désire ardemment, mais il boit (ou elle le fait boire) beaucoup trop, et il s’endort. Elle se saisit alors de son cimeterre, lui tranche la tête, la donne à Abra qui la cache dans un panier, et elles regagnent Béthulie. Les Assyriens déroutés sont ensuite vaincus aisément par les béthuliens, Judith est célébrée, et, fait important dans la typologie chrétienne, elle reste célibataire jusqu’à sa mort.

La tradition iconographique de Judith au Moyen-âge était de la présenter comme l’image de la chasteté et de l’humilité victorieuse sur la luxure, la sexualité débridée, l’ivresse, la tyrannie, etc. Puis elle est tour à tour représentée comme une beauté sophistiquée, pieuse et passive, toujours aussi peu expressive, ou au contraire comme une femme menaçante et diabolique, dont les attributs féminins présentent un danger pour l’homme. Avant le Caravage, les artistes peignent Judith qui se prépare à décapiter Holopherne, ou qui vient juste de l’achever. C’est alors le Caravage qui initie la représentation de l’acte en lui-même, avec toute sa violence, en un plan rapproché qui se concentre sur la présence des personnages.


Artemisia reprend le traitement caravagesque de la décapitation, tout en y apportant un bon nombre d’éléments tout à fait innovants. Commençons d’abord par la Judith de 1612. Elle représente Abra immobilisant le général, pendant que Judith le décapite. Habituellement, lorsque les peintres représentent Judith entrain ou allant décapiter Holopherne, ce dernier est soit entrain de dormir, soit trop surpris pour se défendre : la victoire de Judith n’a donc presque aucun mérite, puisque que c’est un geste lâche d’abattre un homme qui n’a pas les moyens de se défendre (une exécution digne d’une femme en somme). Mais ici, Artemisia rend à Judith, et à Abra, tout leur mérite : Holopherne est sur le dos, et se débat contre ses agresseurs ; on voit sa main droite très fermement agrippée au vêtement d’Abra. D’ailleurs, la servante n’est plus représentée comme une vieille attendant passivement de recevoir la tête : Artemisia brise l’opposition de la jeune et belle veuve à la vieille servante laide en montrant que les femmes sont des individus, et non des types. Enfin, elle s’oppose au Caravage sur un troisième point : alors qu’elle lui prend la position des bras de Judith, son expression change sensiblement – la mine dégoûtée se mue en un air décidé et concentré dans sa tâche.

La Judith de 1620 est presque identique, à quelques signifiants détails près. Dans ce tableau, Artemisia reprend le jet de sang du Caravage qui gicle du cou d’Holopherne, mais le dirige vers Judith, et on voit que cette dernière va en être inévitablement tâchée. Le bras de sa servante est aligné de manière précise avec l’épée, ce qui renforce l’impression d’unité des deux femmes dans le meurtre. Judith nous apparaît un peu plus âgée, mais surtout plus richement parée : notons sa coiffure soignée, son bracelet, sa robe plus sophistiquée. Artemisia semble alors se conformer d’avantage au récit biblique : l’apparence luxueuse et féminine, qui est un déguisement, contraste plus fortement avec l’acte barbare qu’elle est entrain de commettre. Par ailleurs, un clin d’œil est glissé sur le bracelet de Judith, qui représente deux figures d’Artémis.

Enfin, le tableau Judith et sa servante représente les deux femmes fuyant la tente du général après le crime, mais quelque chose semble les alerter. La figure de Judith est très peu idéalisée et peu « féminine » selon les clichés : ses cheveux sont en désordre, sa bouche est entrouverte, sa mâchoire et son cou sont assez proéminents, sa poitrine est dissimulée ; seule sa parure indique son sexe. De plus, la broche dans ses cheveux représente la miniature d’un homme avec une épée et un bouclier, et le pommeau de son épée représente la Méduse. Mary D. Garrard va jusqu’à comparer son profil à celui du David de Michel-Ange. Le parallèle est clair, Judith est un héros au même titre que les hommes, et se place dans la lignée des héros qui ont décapité leur ennemi (Persée et David). Mais ici, Judith n’est pas seule : Abra est sa collaboratrice, elles forment une paire soudée, malgré leurs différences. Artemisia nous présente donc une Judith forte, moralement et physiquement, qui n’est plus représentée comme un cliché féminin (image de la beauté, de la séduction, de la virginité…) mais comme un individu singulier, ni pur ni diabolique.





Pour conclure, j’ai tenter de montrer à travers cet article toute l’originalité d’Artemisia Gentileschi, que ce soit par sa personnalité, son parcours ou son art. Elle a su s’affranchir des liens qui retenaient les femmes de l’époque, et se développer comme individu exceptionnel à part entière, tout en jouant avec son statut de femme artiste et abordant la question du féminin avec distance et ironie. Lorsqu’elle dit, je cite, « je montrerai à Votre seigneurie ce qu’une femme sait faire » 3, elle souhaite montrer qu’elle peut briser les catégories genrées qui cantonnent les femmes à certains domaines ; elles ne sont pas incapables au-delà de leur foyer et de la peinture de natures mortes, Artemisia l’a bien démontré. Celle qui voulait être la réincarnation de César a prouvé par sa vie et son œuvre que les femmes pouvaient être autre chose qu’un objet manipulable à souhait, un fantasme, ou encore le symbole d’une qualité typiquement « féminine » : elle a montré à son époque que les femmes sont des individus pouvant être exceptionnels et forts. 



  

1 Lettre à Don Antonio Ruffo, 13 novembre 1649, Naples : [elle lui demande de ne pas baisser le prix d’achat de sa toile. Puis] « Je ne dirai plus rien, si ce n’est ce que j’ai en tête : je pense que votre seigneurie ne souffrira d’aucune perte avec moi, et que vous trouverez l’esprit de César dans cette âme de femme. » 

   

2 Lettre à Don Antonio Ruffo, 13 Mars 1649, Naples 
    


3 Lettre à Don Antonio Ruffo, 7 août 1649, Naples



Les traductions des lettres sont de mon dû, à partir de l’anglais. J’ai veillé à ce que ma traduction, tout en partant d’une traduction (je ne lis malheureusement pas l’italien) ne dénature pas trop l’essence de ses propos. 

Bibliographie :


  • Collectif, Artemisia – Gloire, pouvoir et passions d’une femme peintre
  • Mary D. GARRARD, Artemisia Gentileschi : The image of the female hero in Italian Baroque art
    • Je suis partie de ses analyses sur l’iconographie traditionnelle des thèmes étudiés et de ses interprétations des peintures d’Artemisia, mais j’ai abouti à une interprétation personnelle inspirée de ces études, ou en contrepied de celles-ci.
  • Richard E. SPEAR, “Artemisia Gentileschi : Ten years of fact and fiction”


1 commentaire:

  1. Bel article, je ne connaissais pas, à mon démérite. continuez ainsi :)

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