Les films de Miyazaki sont des voyages d’une beauté saisissante ; ils ne manquent jamais de me transporter d’émotion. Je suis sans cesse touchée par la sublime innocence qui colore ces univers : tout murmure sa sincérité, sa légèreté, mais aussi sa gravité et sa violence. J’aime profondément ces films, et je ne peux que vous enjoindre à les voir si vous ne l’avez pas fait ; j’en parlerai ici au prisme du genre, mais il est évident que leur richesse dépasse largement cette optique. J’ajouterai aussi que cet article ne recherche pas l’exhaustivité, ne pouvant faire office que d’un simple billet de train express dans l’immense paysage des personnages féminins chez Miyazaki ; ces dernières étant si multiples et différentes, il faudrait parler de chacune dans toute sa singularité, mais je ne chercherai ici qu’à trouver quelques lignes directrices ainsi qu’à esquisser des portraits afin de vous montrer leur originalité.
Miyazaki donne une place centrale aux femmes dans ses films : au lieu de n’avoir qu’un héros, ses films se déroulent pour la plupart autour d’un duo mixte, où les deux héros ont chacun une importance égale et se supportent mutuellement ; de plus, la société dans laquelle se déroule l’action, généralement basée sur la division des sexes, possède à sa tête une femme, d’un antagonisme ambigu aux héros. C’est autour des thèmes de la société, de leur dirigeante et des héros que je vais tenter de vous présenter le genre chez Miyazaki et la place des personnages féminins, en me concentrant sur Nausicaä de la vallée du vent (1984), La princesse Mononoké (1997) et Le voyage de Chihiro (2001), qui sont selon moi les meilleurs porte-paroles de la diversité des personnages féminins chez Miyazaki 1.
La société patriarcale est totalement abolie dans l’univers de Miyazaki, et il n’y présente aucune domination masculine : les femmes occupent une sphère séparée des hommes, mais la ségrégation reste horizontale ; Miyazaki montre une société qui divise les sexes, où chaque être humain est déterminé par le social. Je vais d’abord m’intéresser aux hommes et aux femmes qui composent les masses de l’espace social, d’où j’extrais les principaux protagonistes.
On peut voir dans le début du Voyage de Chihiro une antithèse à l’univers qui sera dévoilé par la suite : les parents de Chihiro sont presque des caricatures du genre dans nos sociétés. Le père est habillé de bleu, est doté d’une forte mâchoire, d’une grande stature, d’un certain embonpoint, il conduit et fait preuve d’une curiosité imprudente et impétueuse ; la mère est habillée de rose, est petite et mince, possède des bijoux, tente de tempérer les excès de son mari, sans beaucoup de succès. Ces caricatures du genre seront reprises avec une plus grande dérision dans l’univers qui se dévoile par la suite : les êtres masculins et féminins des bains de Yubaba sont, en plus d’être des créatures assez peu humaines, dotés de caractéristiques « masculines » et « féminines » qui permettent d’identifier leur sexe, mais celles-ci sont tellement caricaturales qu’il est dur de prendre le genre au sérieux ; ce n’est qu’une façade. Ils sont identifiés comme « homme » et « femme », mais au delà de l’apparence immédiate leurs caractères sont assez similaires ; ils sont strictement séparés, mais ce n’est que par distribution professionnelle et sociale. On peut voir l’absence de frontière sexuée naturelle lorsque que tout le personnel du bain s’agite autour du Sans visage, monstre qui se fait passer pour un milliardaire, dans une commune avarice : « hommes » et « femmes » sont avant tout êtres enclins au vice (et finissent dévorés).
Dans La princesse Mononoké, la société est aussi clairement divisée selon les sexes, hommes et femmes sont clairement identifiés et différenciés, à l’exception notable des lépreux et des agents masqués de dame Eboshi. En effet, les hommes sont presque tous soldats, et les femmes travaillent presque toutes en ville, aux forges : ils sont montrés mangeant séparément, ne se fréquentant que très peu, étant simplement liés par le mariage. Ce type de ségrégation horizontale est aussi répandu dans nos sociétés, mais cette dernière est basée sur des caractéristiques genrées (les métiers du care pour les femmes, les métiers physiques pour les hommes…), alors qu’ici le travail à la forge est très physique et nullement rattaché à de supposées caractéristiques féminines, si ce n’est peut-être un caractère sédentaire. Il est aussi important de préciser que les femmes de la cité sont pour la plupart d’anciennes prostituées rachetées par dame Eboshi : on peut y voir la volonté de libérer la femme d’une servilité infâmante, afin de leur donner un travail qui ne serait pas lié à leur corps sexué. Concernant leur apparence, elles n’y font pas particulièrement attention : un foulard retenant les cheveux ainsi qu’un kimono léger et sobre. La coquetterie féminine n’est abordée qu’avec dérision face au jeune héros, lorsqu’elles disent qu’elles vont se faire belle pour lui en plaisantant. Toujours concernant l’apparence des corps, les hommes et les femmes sont entre eux toujours très peu différenciés, étant chacun le représentant de leur sexe et donc rattaché au rôle social qui lui est attribué ; et même si l’on peut observer quelques caractéristiques uniques à chacun, on voit que le peuple des forges est profondément caractérisé par la société sexuée. Les relations entre hommes et femmes sont assez tendues, et la solidarité complice ne fonctionne qu’entre membres de même sexe : à plusieurs reprises les femmes et les hommes s’échangent des remarques hostiles ou sexiste 2. Les femmes sont montrées comme insolentes et irrespectueuses envers les hommes qu’elles méprisent (cette catégorie ne concernant pas le héros). Face à elles, les hommes sont présentés infantilisés et apathiques : revenus de leurs expéditions, ils sont inactifs dans la cité et raillés par les femmes, ne leur répondant que par quelques remarques méprisantes mais avec moins de virulence. Chacun des sexes ne semble pas vouloir reconnaître la difficulté de la condition de l’autre : les hommes se plaignent de risquer leur vie à chaque expédition, et les femmes du travail épuisant et de la fainéantise des hommes une fois rentrés. Il est important de noter qu’Ashitaka ne fait pas attention aux avertissements méprisants des hommes qui lui disent de ne pas faire attention aux femmes de la cité, et qu’il va leur rendre visite pour connaître et vivre leur condition. Ceci doit bien sûr être nuancé par quelques exceptions, mais globalement nous pouvons en dire que le manque de compréhension et l’hostilité entre les deux sexes découle d’un manque de communication et de leurs sphères strictement séparées.
A la tête de ces sociétés gouverne une femme : c’est une constante très fréquemment observée dans les films de Miyazaki. Cette femme est souvent le principal antagoniste, cette dernière suivant des buts qui entrent en conflit avec ceux des héros, tout en possédant parfois une position ambigüe. Ces personnages qui gouvernent la cité sont soit de belles femmes qui sembleraient être d’âge mûr (la princesse Kushana, dame Eboshi) ou de vieilles femmes aux allures de grand-mère (Yubaba, Suliman), et elles sont présentées dépourvues de relations sentimentales (ce qui s’oppose au binôme des héros). Elles ont la particularité de présenter, contrairement aux autres femmes de la cité ou à l’héroïne, des caractéristiques « féminines » claires : des bijoux, du maquillage plus ou moins prononcé, une allure soignée et raffinée… même si cette féminité diffère encore entre les personnages – elle est caricaturale et grotesque pour Yubaba, plus discrète pour Dame Eboshi.
Les parallèles que l’on peut faire entre Kushana, princesse de l’empire Tolmèque dans Nausicaä, et dame Eboshi, qui dirige la cité des forges, sont clairs : se sont toutes deux des femmes au caractère fort qui gouvernent des armées et qui veulent détruire la nature pour sauver les hommes. Kushana est présentée comme forte et habile, d’un commandement sans pitié, n’hésitant pas à faire emprisonner la population de la vallée du vent ni à pousser jusqu’au bout la résurrection du géant. Sa tenue, d’or et de tissu blanc, est élégante ; ses cheveux sont tressés autour de sa tête et un diadème vient s’y poser. Son apparence, évoquant la royauté, est tout à fait luxueuse et assez féminine dans ses caractéristiques ; il apparaît évident qu’elle contraste avec son commandement de fer sur l’armée et ce qu’elle dissimule sous son armure – elle dira avec sarcasme qu’elle plaint celui qu’elle aura pour mari, qui verra alors son corps mutilé.
Dame Eboshi est aussi présentée comme une femme qui suit obstinément ses buts et qui dirige seule la cité des forges avec efficacité. Elle est toutefois présentée comme possédant plus d’empathie envers les hommes : elle a donné du travail à d’anciennes prostituées, mais aussi à des lépreux qui ont été rejetés de tous. Elle ne fait toutefois pas preuve de protection excessive et souhaite l’accomplissement de chacun ; elle est exigeante avec le travail fourni par les lépreux, et lorsque la cité sera assiégée alors qu’elle et ses soldats sont déjà loin, elle dira alors : « Les femmes doivent faire face. J’ai fait ce que j’ai pu pour elles. Elles peuvent prendre soin d’elles-mêmes. » En effet, elle a fait faire des arquebuses destinées aux femmes de la cité par les lépreux, afin qu’elles se défendent seules. Ce personnage se distingue donc fortement des autres antagonistes féminins dans la filmographie de Miyazaki par une profonde conviction féministe qui dépasse sa seule personne ; elle cherche à libérer les autres femmes. Ces deux personnages représentent donc des dirigeantes fortes, évoluant parmi les membres du sexe opposé tout en préservant une certaine féminité, et surtout ancrées dans la société humaine.
Les personnages des vieilles femmes puissantes sont en de très nombreux points différentes. Elles sont des sorcières/magiciennes ou des chamanes, agissant pour leur propre compte (La sorcière des landes, O-Baba, Zeniba) ou exerçant une grande autorité sur une société donnée (La chamane du village d’Ashitaka, Yubaba, Suliman). Suliman du Château ambulant ne gouverne pas directement, mais elle influence le roi ; c’est elle qui va poursuivre Hauru, le héros, dans le but qu’il participe à la guerre. Elle va d’ailleurs annihiler tous les pouvoirs de la sorcière des landes, qui se maintenait jeune et belle grâce à ses pouvoirs, et ainsi la réduire à la forme d’une vieille ratatinée ; on peut y voir une critique des femmes qui cherchent à tout prix à s’embellir de manière factice, sans assumer leur corps vieillissant, pour séduire encore (La sorcière des landes cherchant toujours l’amour d’Hauru). Les jumelles du Voyage de Chihiro, Zeniba et Yubaba, sont aussi intéressantes dans leur traitement. Yubaba est la sorcière qui dirige la société des bains, et son portrait est très peu flatteur : cupide, effrayante, sans pitié ; sa féminité exacerbée couplée à la vieillesse ne la rend que plus monstrueuse encore. Toutefois, son unique point faible est présenté très rapidement : son « bébé d’amour », un énorme enfant en bas-âge habillé d’un simple tablier rouge. Elle est le seul personnage féminin d’importance à posséder un enfant dans la filmographie de Miyazaki 3, et dans cet unique exemple la maternité est présentée clairement comme une aliénation, Yubaba se soumettant entièrement de manière tout à fait ridicule à ce bébé capricieux plus grand qu’elle. Zeniba, bien que physiquement identique à sa sœur et étant tout aussi puissante, a tout d’une grand-mère affectueuse et vit seule loin des bains ; elle a préféré avec sagesse la retraite. Ces femmes sont clairement dissociées du monde des hommes : en plus de posséder des pouvoirs, elles ne se mêlent pas directement aux masses.
Penchons nous à présent sur les principaux protagonistes, qui, contrairement aux personnages que je viens de présenter, vont s’inscrire hors du social. Ce sont de jeunes hommes et de jeunes filles, ou même des enfants ; ils représentent la jeunesse qui échappe encore à la société qui modèlera leur corps et leur comportement. Leur apparence est souvent assez androgyne, et cela est parfaitement clair en voyant les héros masculins : leur corps ne possède pas les caractères sexuels secondaires des autres hommes, ce qui les rapproche physiquement beaucoup des héroïnes. Exemple anecdotique mais éclairant : les cheveux, mi-longs, qui ne sont ni féminins ni masculins. Les héros chez Miyazaki seraient alors ceux qui transcendent les genres, étant en dehors de la société qui les crée.
Ashitaka et San ainsi qu’Asbel et Nausicaä se mettent du côté de la nature et souhaitent la défendre contre les hommes, afin de parvenir à une concorde entre les deux partis. San, qui a été élevée par la déesse louve Moro, est clairement inscrite dans la nature, et est surprise et déconcertée lorsqu’Ashitaka lui murmure qu’elle est belle, n’ayant jamais eu à se confronter au regard d’un homme. La princesse Nausicaä, elle, est proche de son peuple, mais elle est surtout dévouée à l’étude de la forêt toxique afin de trouver un moyen de la purifier. Ces deux personnages savent se battre, sont courageuses, téméraires et indépendantes. La violence de San est sauvage et déterminée, alors que Nausicaä paraît plus douce et modérée, sa violence ne s’exerçant que sous une pulsion incontrôlable, lorsqu’elle tuera plusieurs hommes après le meurtre de son père. Nausicaä, qui sauve la vallée du vent en apaisant les Omus, réussit à brouiller entièrement le genre : elle est l’élu de la prophétie, que l’on représentait sur les tapisseries comme un homme. Elle virevolte en riant, elle a un animal de compagnie, elle saute dans les bras de ses proches, elle est prise en otage, elle est douce et proche de la nature, elle apparaît parfois assez niaise ; mais elle est aussi capable de violence, elle sait commander ses hommes, elle part seule en expédition, elle sauve des gens, elle pilote son planeur, elle fait des expériences scientifiques : on voit bien qu’il n’y a plus lieu de caractériser de « féminines » ou « masculines » certains comportements, étant donné qu’ils sont tous réunis en un seul être. Et cela n’est pas que propre à Nausicaä ; tous les principaux protagonistes de Miyazaki brouillent les frontières du féminin et du masculin, les genres que l’on construit en société. Ils sont nés homme ou femme, mais cela importe peu ; ils deviennent ce qu’ils sont et non ce qu’on veut qu’ils soient.
La relation des deux héros est aussi intéressante à étudier. C’est un homme et une femme, et pourtant ils apprennent à se comprendre et à se soutenir, contrairement au reste de la société. Ils sont partenaires, liés dans une même cause, où le rôle de celui qui aide et sauve l’autre est entièrement interchangeable ; ils se respectent mutuellement, et sont clairement sur un pied d’égalité. Dans certains films de Miyazaki, une romance finit par s’installer entre les deux protagonistes qui forment alors un couple à la fin de leurs pérégrinations ; mais dans La princesse Mononoké, Le voyage de Chihiro et Nausicaä, même s’il s’instaure des sentiments très forts entre eux, ils ne fusionnent pas. En effet à la fin de ces films, ces trois duos se séparent, car ils retournent à leurs mondes respectifs – préservant alors leur identité propre et leurs différences, et soulignant alors la beauté de leur coopération, une authentique rencontre entre deux êtres.
La diversité des personnages féminins et masculins dans les films de Miyazaki permet donc la démolition du genre, tout en nous montrant les méfaits du social qui divise les sexes. Hommes et femmes chez Miyazaki se reniflent avec méfiance en société ; voulant échapper à toute domination des uns sur les autres, ils s’enferment dans des sphères strictement séparées, brisant alors toute communication. Alors que le genre ne pose plus de problème, les personnages sont tout de même aliénés par leur rôle social sexué. Un seul personnage parvient à échapper à son rôle social de femme, et c’est la dirigeante de cette société, la source même de cette division. Tout le monde enjoint Chihiro de se méfier d’Haku, Ashitaka d’identifier comme ennemie San, Nausicaä et Asbel devraient être en conflit à cause de leurs nations respectives ; malgré cela, ils parviennent à s’allier. Se plaçant hors du social qui différencie hommes et femmes, ils rendent caduque la division sexuée : plus de domination ni séparation, juste l’union de deux êtres qui communiquent et se comprennent, dont le sexe importe bien peu.
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1 Certains personnages féminins, vus au prisme du genre, sont plus contestables dans d’autres de ses films ; je pense au Château ambulant, au Château dans le ciel, à Le vent se lève ; je pourrais me pencher sur l’originalité de Porco Rosso ; mais cela demanderait des analyses détaillées au cas par cas.
2 « Nous avons risqué notre vie pour apporter le riz que vous mangez, un peu de respect !
- Et qui a fait le fer pour payer le riz ? Nous pompons les soufflets tandis que vous dormez, fainéants ! »
« Vaut mieux ne pas faire attention à elles. » « Ces femmes sont une disgrâce. Elles profanent le fer. »
« Ne faites jamais confiance aux hommes. »
« Un homme est incapable de protéger une femme » en VF, « Même si tu étais une femme, tu ne serais pas moins idiot » en VOSTFR
3 On peut toutefois mentionner l’exception de Ponyo sur la falaise, où la mère de Sôsuke, Lisa, est un personnage assez important : son rôle de mère est traité de façon très peu conventionnelle.
Très bel article ! :)
RépondreSupprimerContinuez comme ça c'est un plaisir à lire^^