03/08/2015

Le Septième Art et le Deuxième Sexe : "Mustang", de Deniz Gamze Erguven


     J'introduis ici ce qui, je l'espère, deviendra une véritable chronique sur Problème Rangé. Il s'agirait de traiter du féminisme dans le cinéma. Ce média a en effet un rôle à part dans la formation des représentations autant en tant qu'art, qu'en tant qu'industrie de masse. Je cherche toujours un nom tapageur pour cette chronique, si vous avez une idée, n'hésitez pas à la proposer !





     Le premier film que j'ai voulu vous présenter n'est pas encore un grand classique dit "féministe" comme Thelma & Louise. Ce n'est pas non plus une nouveauté ayant suscité la polémique comme Mad Max : Fury Road (bien qu'une critique de ce film viendra sûrement). Il s'agit d'un véritable coup de cœur. Coup de cœur que je n'ai pas été la seule à avoir puisque cela fait maintenant un mois que ce film est à l'affiche dans la plupart des cinémas. Il s'agit de Mustang, réalisé par la cinéaste franco-turque Deniz Gamze Erguven, et co-écrit par Alice Winocour. Sorti dans les salles obscures le 17 juin 2015, ce petit bijou présenté à la Quinzaine des Réalisateurs a profité d'un joli succès.
     Comme vous le savez sûrement, le scénario de l'œuvre tourne autour d'une fratrie de cinq sœurs : Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale. Élevées par leur grand-mère, dans un village reculé de Turquie, les jeunes-filles sont cloîtrées chez elles par leur oncle après un jeu innocent avec des garçons. Considérées comme ayant commis un acte obscène, il s'agit alors pour les adultes de marier au plus vite ces sœurs qui, éprises de liberté, ne se résignent pas à leur situation. L'intrigue est riche, et si je ne vous en dévoile pas la fin à présent, c'est pour vous donner l'occasion de cesser votre lecture. En effet cet article comptera de nombreux spoilers. Je vous conseille d'aller voir le film avant de le lire. Ouste, au cinéma !
     Il s'agira pour moi de mettre en évidence comment, dans Mustang, est élaboré avec la grammaire propre au cinéma un discours féministe. Une partie de l'article restera de l'interprétation, donc soumis à discussions et échanges. Pour cette première chronique je vais brasser large. Je m'excuse d'avance pour la longueur, d'autant plus que dans mon idée, ces critiques devaient être courtes. Je vais ici procéder en deux temps. J'étudierai d'abord les partis-pris de réalisation de Deniz Gamze Erguven. Puis il s'agira de mettre en évidence les éléments de scénario et de mise en scène dessinant la condition féminine en Turquie telle que la voit la réalisatrice.


Les partis-pris de réalisation de Deniz Gamze Erguven

La distanciation de l'artiste, objet d'art et liberté d'interprétation

     Dans les nombreuses interviews qu'elle a donné depuis les débuts de son film, Deniz Gamze Erguven a mis en avant un parti-pris de distanciation. Cette distance est tout d'abord établie avec son histoire personnelle. L'incident des "jeux d'eau" aboutissant à l'enfermement des sœurs est un événement de la biographie de la réalisatrice survenu lors de son adolescence. Il s'agit donc de s'éloigner du film pour en dégager une signification plus large qu'un simple travail auto-biographique. Cette remarque m'amène au second objet de la distanciation effectuée par la réalisatrice. Elle a par exemple pu déclarer que son film n'était pas un film militant, non ouvertement féministe, même si elle pouvait exprimer des opinions qui, elles, l'étaient clairement. Le détachement de la personnalité du réalisateur s'effectue ici sur le plan des idées, de la pensée politique.
    Il convient de rappeler que cette posture artistique est des plus classiques. Ainsi Paul Valéry pouvait déclarer aux compositeurs mettant en musique ses poèmes que ni lui, ni eux n'avaient le dernier mot sur la signification de son œuvre. Cette posture, bien qu'elle puisse être qualifiée de facile, n'en est pas moins estimable. En effet, ne pas s'instaurer comme l'ultime autorité derrière son œuvre c'est refuser de clore le débat, de fixer dans le marbre une lecture, de faire de l'œuvre une propriété privée, d'abolir son indépendance. Un film, comme n'importe quelle œuvre artistique, n'est pas forcément unilatéral dans son propos. On peut ici prendre un exemple marquant dans le film, le suicide d'Ece, est-il un renoncement total ou un dernier et ultime acte de rébellion ? La question peut être débattue, et la réalisatrice elle-même peut difficilement avoir le dernier mot.
     En effet il y a toujours un espace irréductible entre l'œuvre désirée et l'œuvre obtenue. Deniz Gamze Erguven, si elle refuse d'imprimer son expérience, sa pensée parfois militante, et son interprétation sur son film, sait ce qu'elle a voulu faire, et l'explique longuement. Elle sait surtout que ce qu'elle a voulu faire n'est pas forcément ce qu'elle a fait. Un exemple de cette différence est donné par l'impact du contexte historique sur la lecture du film. Le scénario de Mustang a été écrit en 2011. En 2012 et 2013, la contestation éclate en Turquie à travers les manifestations de la place Taksim. Durant cette période de trouble, le gouvernement a décidé de couper les accès internet à la population. La scène de Mustang où les adultes confisquent l'ordinateur de la maison aux jeunes filles, peut rétrospectivement être vue comme une métaphore de cette Turquie conservatrice refusant l'ouverture et l'évolution des valeurs chez les franges les plus jeunes de sa population.
     On peut donc rapidement éliminer la question qui fâche : "Peut-on reprocher à la réalisatrice sa volonté de ne pas étiqueter son œuvre comme féministe ?". La réponse est bien entendu : "Non". Elle ne l'étiquette pas car elle sait qu'une œuvre n'a pas de propriétaire, et que sa finalité même est d'être interprétée par ses spectateurs dans une démarche active et non purement passive.

Un parti-pris de réalisme dans le regard jeté sur les jeunes filles …

     D'une tournure commerciale, Mustang a été déclaré lors de sa sortie : "Un nouveau Virgin Suicides". Le spectateur lambda se demandera immédiatement d'où est née cette comparaison. Certes, la ligne scénaristique du film est que cinq sœurs sont cloîtrées chez elles par une famille conservatrice... Mais il s'agit ici uniquement du résumé basique du scénario ! Dans une interview à France Culture, Deniz Gamze Erguven admet ne pas comprendre le fondement de cette comparaison.
     Si cette analogie m'énerve et est dans une large mesure abusive, pourquoi en parler me direz-vous ? Car ce qu'oublient les commentateurs réducteurs dans une telle remarque est qu'une comparaison est plus intéressante par les différences qu'elle met à jour que par ses ressemblances. Nous ne reviendrons pas ici sur les différences scénaristiques, qui sont peut-être la façon la plus superficielle de traiter le sujet. Ce qui va nous intéresser, ce sont les différences en termes de technique cinématographique, car en cinéma comme en littérature, lorsque l'on n'utilise pas les mêmes mots, c'est que l'on ne veut pas exprimer la même chose. Plus particulièrement, on peut observer une différence majeure dans la façon qu'ont Sofia Coppola et Deniz Gamze Erguven de filmer leurs actrices, cette dissemblance implique une vision différente du personnage de la jeune fille et de sa place dans les cellules sociales représentées.
     Ce dernier point s'articule autour d'un choix cinématographique central, celui de la narration. Dans Virgin Suicides, la narration était effectuée par une voix off, celle des garçons admirateurs des sœurs Lisbon. Dans Mustang, la narration est effectuée par la cadette de la fratrie, Lale. Ce choix peut sembler anodin, il a pourtant des conséquences sur l'intégralité des films et du propos perçu. En effet, le regard des garçons dans Virgin Suicides est un regard avant tout désirant, parfois à la limite du voyeurisme auquel le spectateur lui-même est invité lorsque les cadres semblent flottants, comme si l'image avait été prise à la dérobée... L'identité du film est également marquée par la récurrence des scènes présentant le visage de Lux en gros plan, souvent disparaissant après un sourire ou un clin d'œil en fondu au blanc. Cette vision de la jeune fille découle ici d'une rêverie masculine. Cet aspect de songe est par exemple le centre de la scène de la lecture du journal de Cécilia. Il émaille l'intégralité du film. Peut-on trouver dans Mustang une image comparable des actrices ? La scène s'en rapprochant le plus est celle dans laquelle Lale se rappelle le visage souriant de ses sœurs lorsque le van de Yasin les emporta vers le match de foot. La caméra filme en gros plan chacune des actrices, rayonnantes, les cheveux au vent, comme couronnées par le soleil couchant. Néanmoins même dans cette scène l'idée est fondamentalement différente ; l'idéalisation n'est pas celle du désir adolescent, elle est plus ambiguë. On peut d'une part y voir un regard nostalgique de Lale vers un passé heureux, et d'autre part un regard bienveillant de la cinéaste en direction de la force de ses héroïnes pour laquelle elle n'a pas caché son admiration.
     Ainsi le film de Sofia Coppola se range très nettement du coté de l'idéalisation des jeunes filles, de l'incompréhension de leur comportement et de la fascination pour les évolutions de leur corps. Dans Mustang, c'est un rapport plus enfantin et plus quotidien au corps de la jeune fille qui est mis en scène. Nous reviendrons sur la finalité de ce parti-pris dans la seconde partie de ma chronique.

Un parti-pris d'opposition au naturalisme et au reportage sociologique

     La différence de tonalité entre Virgin Suicides et Mustang parait évidente. Le classique de Sofia Coppola semble assez léger et parfois loufoque malgré la gravité du drame abordé. De son coté Mustang parait plus ancré dans la réalité. Ces airs réalistes n'en font pas pour autant un film naturaliste. Cette vision, avoir fait une œuvre sociologique, Deniz Gamze Erguven les dément. D'après elle, Mustang se rapprocherait par certains égards d'un conte. Le spectateur est perplexe. En quoi Mustang tient-il du genre du conte ? Certes, la voix off de Lale guide le spectateur tout le long du film, mais est-ce suffisant ?
    Si il y a un point commun entre Mustang et le conte, c'est peut-être un parti-pris de simplification qui en fait un récit exemplaire. On se concentre en effet sur le microcosme d'une famille, dont la maison isolée permet l'enferment comme le ferait un donjon dans un conte traditionnel. Le négatif est incarné par un antagoniste principal, l'oncle Erol, malgré le fait que nous entendons parler d'autres parents... Attention, "simplification" ne signifie pas que Mustang est simpliste, loin de là. La simplification est ici sœur d'une forme de concentration.
     Avant de vous expliquer ce que j’entends par "concentration", et "simplification", repartons d'une des premières différences que nous avons envisagées entre Virgin Suicides et Mustang, la différence de narrateur. Nous avions vu que cette différence tenait à ce que le narrateur appartenait ou n'appartenait pas au groupe des jeunes filles, l'âge de ce dernier ayant une importance. Son identité est également liée à des points de vue opposés. Explication. Les garçons narrateurs racontent leur histoire en regardant de leur présent vers leur passé. Dans Mustang, la narration est fracturée. Lale parle d'abord de son présent vers son passé, puis la voix off disparaît, la narration à travers ses yeux avance vers le futur, un futur que l'on ne connaît pas encore car elle l'ignore également. Le spectateur ne regardera pas alors de la même façon les deux histoires. Dans Virgin Suicides, il cherchera tous les indices d'une fin déjà annoncée, se rendant compte comme les garçons de la vacuité de ces derniers. Dans Mustang, le spectateur cherche à savoir ce qui va arriver aux filles, il tend à se révolter avec elles, son regard se déporte vers leurs adaptations à l'univers qui est le leur, celui de l'autorité patriarcale omniprésente.
     Encore une fois la différence de narrateur joue. Le regard extérieur des narrateurs tend, dans Virgin Suicides, à faire des sœurs Lisbon une entité sans identité, Lux mise à part. Avoir un narrateur interne dans Mustang permet à chaque sœur d'être définie par rapport à sa cadette à travers des relations individualisées. Cette différence de traitement des actrices est majeure. Lorsque je parlais de concentration et de simplification, c'était à ce propos. Il y a simplification et concentration car dans un même film, dans une même famille, vont être présentés chez chacune des sœurs des modes d'adaptation au patriarcat. La classification est soumise à nuances, mais globalement les personnages se situent sur un dégradé entre aliénation et révolte face aux normes patriarcales, un dégradé déterminé par leur âge. Sonay représente une génération ayant plus intériorisé les normes, mais les détournant à son profit. En se servant de l'obsession de l'honneur chez ses parents, elle parvient à épouser le garçon de son choix. Selma représente une intériorisation marquée par la résignation. Elle accepte le mariage car ne peut le fuir, et finit même par accepter l'idée selon laquelle elle serait impure (car non vierge, fait démenti par le médecin le soir de sa nuit de noce). C'est d'ailleurs la seule des sœurs présentée à l'écran les cheveux attachés. Ece se présente plus clairement du coté de la révolte, une révolte destructrice. La scène du suicide est assez parlante. Nur et Lale, entité à deux têtes, représentent quant à elles une révolte tournée vers une reconstruction, celle d'une nouvelle vie détachée de l'oppression patriarcale de leur société rurale.


Les thématiques féministes traitées par Deniz Gamze Erguven

''Separate Spheres''

     Mustang dépeint une société fondé sur le principe des "sphères séparées". Il s'agit là d'un concept datant de l'époque victorienne. Il désigne, dans les relations hommes-femmes, une organisation sociale appuyée sur une ségrégation spatiale. Dans ce cadre, les femmes sont censées rester dans les espaces privés, qu'elles dirigent, tandis que les hommes sont dévoués à l'espace public et permettent ainsi à l'espace privé de prospérer. Plus qu'une simple division du travail au sein du couple, le principe des sphères séparées implique un ensemble de comportements sociaux et de dispositions psychologiques spécifiques aux hommes et aux femmes. Si les femmes doivent rester dans la douceur de leur maison, c'est qu'elles sont supposées passives, faibles, aimables sans être brillantes, innocentes. Les hommes, eux, doivent être actifs, courageux quitte à employer la violence, créatifs. Ils doivent encourir la souillure du monde pour l'éviter aux femmes et conserver leur caractère d' ''ange de la maison''.
     Ce système ne destine les filles qu'à une seule chose, devenir épouse. Ainsi dans Mustang le passage à l'âge "adulte" est représenté par le départ de la maison familiale, départ équivalent au mariage. C'est ainsi que les sœurs se séparent au fur et à mesure, dans un ordre correspondant à leur différence d'âge. La femme quitte un foyer pour un autre foyer. Dans ce système, le travail des hommes et des femmes étant différent, leur spécialisation doit être effectuée dès leur éducation. On observe ici une différenciation entre savoir et savoir-faire. Dans Mustang, alors que la maison devient une "usine à épouses", les jeunes filles sont déscolarisées. Leur éducation n'est alors plus composée d'un savoir, un ensemble de compétences reconnues dans l'espace public. Elles sont éduquées par des femmes, selon le mode du savoir-faire à l'entretien de tout les aspects de la vie domestique. Elles cuisinent, rangent la maison, apprennent à bourrer des couettes. L'implication psychologique est montrée par la caméra ; lorsqu'elles travaillent, les filles sont souvent filmées d'une caméra un peu plus haute qu'elles, accentuant l'impression que leurs yeux sont baissés sur leur ouvrage comme un signe de soumission. Un autre bon exemple du concept de sphères séparées est donné par la scène du visionnage du match de foot. Les femmes mangent dans la maison ; les hommes mangent en extérieur entre eux.
     L'autorité paternelle, et même patriarcale, est assurée par l'oncle Erol. On observe ici une apparente entorse au modèle des sphères séparées. Les femmes sont censées diriger la maison, mais ici la grand-mère se soumet à son fils, montrant que l'identité de genre surpasse l'autorité due à l'age, et la fausseté de la liberté accordée aux femmes dans l’espace intérieur. Tout au long du film la sensation d'enfermement est tangible. Le sentiment de perte de liberté est figuré par le rehaussement des murs extérieurs de la propriété. Cette idée est omniprésente. Lorsqu'elles sont emmenées en extérieur par leur oncle, les filles ne sont même pas supposées quitter la voiture. Il est ainsi particulièrement ironique, à la fin du film, de voir les filles retourner la maison contre leur oppresseur, en s'y enfermant pour mieux s'enfuir.
     Ce principe d'espace de vie différent est le premier pilier de la société patriarcale turque écaillé par le jeu des filles ayant conduit à leur enfermement. L'incident s'est en effet produit en extérieur, alors qu'elles rentraient de l'école en passant par la plage. Il a pu être vu, et puni, car il s'est déroulé dans l'espace public. Ce n'est néanmoins pas le seul interdit brisé, et nous allons désormais voir comment leur jeu a pu rompre le principe du ''double standard'' en laissant entendre que les jeunes filles auraient pu avoir des relations intimes avec les garçons.

"Double Standard" and "Consent"

     Si les femmes sont principalement définies par leur rôle d'épouse dans la société dépeinte par le film, ce statut familial implique un rapport spécifique de ces dernières à la sexualité. Pour définir ce rapport, j'utiliserai une seconde fois un concept victorien, celui de ''double standard''. Dans un monde régi par des sphères séparées, la femme est considérée comme pure et passive, devant en général être protégée du monde extérieur pour être l'unique repos de son mari. Cette conception impliquait, en terme de vie sexuelle, que les femmes ne devaient avoir aucune expérience avant leur mariage. Mustang présente longuement cet aspect des choses ; ainsi, comme le déclare la grand-mère après le test de virginité subi par les filles, "si il y avait eu le moindre doute, jamais vous n'auriez pu vous marier". De leur côté les hommes, supposés détenteurs de l'autorité familiale, devaient avoir un vécu sexuel avant d'entrer dans la sexualité. Dans Mustang, aucun garçon n'est montré puni pour avoir eu un contact trop intime avec une jeune fille.
     Ce système de pensée participe au contrôle de la sexualité féminine. Dans un tel contexte, les filles ne doivent pas être instruites sur la sexualité ; cet aspect est très net dans Mustang. Ainsi, ce n'est qu'après avoir conclu le mariage des deux aînées que la grand-mère fait parvenir aux jeunes filles en question un manuel : Ma vie sexuelle. Le livre est sorti d'un placard où il était caché comme un objet honteux, la couverture rappelle l'iconographie des années 50, où une femme, plus petite que son mari et gardant les yeux baissés, présente un aspect passif et marital de la sexualité.
     Dans ce cadre de pensée, la valeur d'une femme n'est pas définie par son travail ou ses capacités intellectuelles. Sa valeur est définie au croisement de la richesse de sa famille et de sa virginité. Son corps devient alors un bien à part entière pour la communauté. Un bien est caractérisé par son aliénabilité. Le détenteur d'un bien peut décider de s'en séparer, en l'échangeant ou en le détruisant. Ici intervient l'idée présentée par le film, que le consentement n'est pas une catégorie opérable dans cette société turque conservatrice, que le libre-arbitre est un concept ne pouvant s'appliquer aux femmes les plus jeunes. Dans le film, l'échange est figuré par le mariage, qui est ici un mariage forcé, puisque chacune des sœurs a un âge inférieur à l'âge légal de mariage en Turquie (17 ans). Les scènes de demandes en mariage sont en cela exemplaires. Les femmes se réunissent et invitent la sœur choisie à faire le thé afin d'exposer son habilité ménagère et sa beauté. Chaque fille est vantée comme étant "unique", un adjectif exprimant l'idée d'un au-delà de la valeur, mais, dans le contexte des scènes, rappelant un vil marchandage. La valeur a par ailleurs été assurée par les tests de virginité et examens intrusifs imposés par la famille. La disposabilité s'exprime de façon bien plus dramatique au cours du film au travers des viols commis par l'oncle Erol. L'homme peut ici se permettre une sexualité hors mariage, mais surtout peut disposer sans leur consentement du corps de femmes sous son autorité. Le fait que ces femmes soient encore quasiment des enfants nous amène au troisième point de mon analyse.

Sur-sexualisation

     Le principal argument féministe élaboré par le film est la mise en image de la sur-sexualisation du corps féminin. Deniz Gamze Erguven a ainsi pu déclarer au magazine Slate 
"Une des choses les plus importantes dont je voulais parler c'était cette sexualisation continue du corps des femmes. Ne serait-ce que le voile, c'est une manière de dire que chaque geste, chaque parcelle du corps a une dimension sexuelle et ça commence à un âge très précoce. Il y a des directeurs d'école en Turquie qui disent que les garçons et les filles ne devraient plus monter les escaliers ensemble pour aller en classe, on revient à dire que monter les escaliers pour aller en maths c'est très olé olé. Tout cela sexualise les corps très jeunes. 99% des choses que l'on fait ne sont pas sexuelles. On peut regarder le corps sans ce regard là."
La réalisatrice exprime ici son opposition à la sur-sexualisation des corps. Elle explique que le corps des femmes est trop souvent considéré comme un objet sexuel, indépendamment du contexte. Nous avons déjà discuté des interdits pesant sur la sexualité féminine dans la Turquie dépeinte par Mustang. Si le corps est sexualisé en permanence, l'oppression de cette sexualité féminine est alors constante. Elle est surtout indépendante des choix faits par les femmes, et le moindre faux pas aux yeux de la communauté doit précéder un repli sur la sphère privée.
     Cette vision du corps féminin est d'autant plus délétère qu'il concerne des jeunes filles que l'âge rend encore plus sensible à la culpabilisation de leur désir et à l'intériorisation de la domination masculine, du regard masculin. Cette intériorisation implique que les femmes aussi sont souvent les instruments du rappel à la règle que la société applique aux "déviants". Ce sont ainsi des femmes parfois anonymes, dont le visage n'est jamais vu en gros plan, qui dénoncent auprès de la grand-mère les agissements de ses filles. On touche ici au nerf battant du film. Les ennuis des cinq sœurs sont dus au fait que leur comportement est considéré comme obscène, qu'il revient selon le regard social à "frotter son entrejambe sur la nuque des garçons". Leurs corps sont sexualisés sans qu'elles ne l'aient perçu ainsi, ni elles, ni la caméra.
     On retrouve ici tout l’intérêt d'avoir tourné le film au travers des yeux de Lale. Il s'agit du personnage le plus jeune de la fratrie. Encore aux portes de l'enfance, elle pose un regard quotidien, curieux et amusé sur le corps des jeunes filles. On peut ici penser à la scène où Lale parade affublée du soutien-gorge de Sonay. Les scènes de jeux entre les sœurs ont cet intérêt majeur : à travers les démonstrations d'affection sororale, elles montrent un corps "sans ce regard là", un corps libre. Comme pour Nur, lorsque cette dernière brûle des chaises sous prétexte qu'elle et ses sœurs s'étaient assises dessus, le spectateur tend à voir tout ce que cette sur-sexualisation a de déplacé.
     Les sœurs, malgré la sensualité à fleur de peau des plus âgées, montrent leur liberté par rapport au regard social. Cette liberté est symbolisée par leurs cheveux. Dans l'histoire de l'art, les cheveux longs et libres suggèrent l'érotisme, ils ont longtemps été l'apanage des prostituées. Deniz Gamze Erguven, grâce à son regard de cinéaste, nous montre cet attribut sous un autre angle, celui de la liberté. Contrairement aux sœurs, les femmes qui habitent la maison sont toute voilées ou coiffées. La religion n'est pas à un instant mise en cause. Deniz Gamze Erguven montre une oppression absurde et purement sociale. Les cheveux des sœurs manifestent leur propre volonté de désobéissance et celle de la réalisatrice de résister à ce regard transformant trop souvent les femmes en simple objet de désir.



     Mustang peut ainsi être présenté comme une fable dont la morale serait féministe. La sur-sexualisation du corps féminin, la culpabilisation de la sexualité féminine et le cloisonnement genré de la société y sont condamnés. Ce n'est en effet pas sans raison si à la fin du film, Nur et Lale fuient à Istanbul. Elles y rejoignent dans la grande ville leur professeur, montrant ainsi l'importance de l'instruction des filles comme porteur de liberté. La professeure n'arbore-t-elle pas également la longue crinière des sœurs, celle des mustangs que le titre évoque parcourant le monde au galop ?

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