J'introduis
ici ce qui, je l'espère, deviendra une véritable chronique sur
Problème
Rangé.
Il s'agirait de traiter du féminisme dans le cinéma. Ce média a en
effet un rôle à part dans la formation des représentations autant
en tant qu'art, qu'en tant qu'industrie de masse. Je cherche toujours
un nom tapageur pour cette chronique, si vous avez une idée,
n'hésitez pas à la proposer !
Le
premier film que j'ai voulu vous présenter n'est pas encore un grand
classique dit "féministe" comme Thelma
& Louise.
Ce n'est pas non plus une nouveauté ayant suscité la polémique
comme Mad
Max : Fury Road
(bien qu'une critique de ce film viendra sûrement). Il s'agit d'un
véritable coup de cœur. Coup de cœur que je n'ai pas été la
seule à avoir puisque cela fait maintenant un mois que ce film est à
l'affiche dans la plupart des cinémas. Il s'agit de Mustang,
réalisé par la cinéaste franco-turque Deniz Gamze Erguven, et
co-écrit par Alice Winocour. Sorti dans les salles obscures le 17
juin 2015, ce petit bijou présenté à la Quinzaine des Réalisateurs
a profité d'un joli succès.
Comme
vous le savez sûrement, le scénario de l'œuvre tourne autour d'une
fratrie de cinq sœurs : Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale. Élevées
par leur grand-mère, dans un village reculé de Turquie, les
jeunes-filles sont cloîtrées chez elles par leur oncle après un
jeu innocent avec des garçons. Considérées comme ayant commis un
acte obscène, il s'agit alors pour les adultes de marier au plus
vite ces sœurs qui, éprises de liberté, ne se résignent pas à leur
situation. L'intrigue est riche, et si je ne vous en dévoile pas la
fin à présent, c'est pour vous donner l'occasion de cesser votre
lecture. En effet cet article comptera de nombreux spoilers. Je vous
conseille d'aller voir le film avant de le lire. Ouste, au cinéma !
Il
s'agira pour moi de mettre en évidence comment, dans Mustang,
est élaboré avec la grammaire propre au cinéma un discours
féministe. Une partie de l'article restera de l'interprétation,
donc soumis à discussions et échanges. Pour cette première
chronique je vais brasser large. Je m'excuse d'avance pour la
longueur, d'autant plus que dans mon idée, ces critiques devaient
être courtes. Je vais ici procéder en deux temps. J'étudierai
d'abord les partis-pris de réalisation de Deniz Gamze Erguven. Puis
il s'agira de mettre en évidence les éléments de scénario et de
mise en scène dessinant la condition féminine en Turquie telle que
la voit la réalisatrice.
Les
partis-pris de réalisation de Deniz Gamze Erguven
La
distanciation de l'artiste, objet d'art et liberté d'interprétation
Dans
les nombreuses interviews qu'elle a donné depuis les débuts de son
film, Deniz Gamze Erguven a mis en avant un parti-pris de
distanciation. Cette distance est tout d'abord établie avec son
histoire personnelle. L'incident des "jeux d'eau"
aboutissant à l'enfermement des sœurs est un événement de la
biographie de la réalisatrice survenu lors de son adolescence. Il
s'agit donc de s'éloigner du film pour en dégager une signification
plus large qu'un simple travail auto-biographique. Cette remarque
m'amène au second objet de la distanciation effectuée par la
réalisatrice. Elle a par exemple pu déclarer que son film n'était
pas un film militant, non ouvertement féministe, même si elle
pouvait exprimer des opinions qui, elles, l'étaient clairement. Le
détachement de la personnalité du réalisateur s'effectue ici sur
le plan des idées, de la pensée politique.
Il
convient de rappeler que cette posture artistique est des plus
classiques. Ainsi Paul Valéry pouvait déclarer aux compositeurs
mettant en musique ses poèmes que ni lui, ni eux n'avaient le
dernier mot sur la signification de son œuvre. Cette posture, bien
qu'elle puisse être qualifiée de facile, n'en est pas moins
estimable. En effet, ne pas s'instaurer comme l'ultime autorité
derrière son œuvre c'est refuser de clore le débat, de fixer dans
le marbre une lecture, de faire de l'œuvre une propriété privée,
d'abolir son indépendance. Un film, comme n'importe quelle œuvre
artistique, n'est pas forcément unilatéral dans son propos. On peut
ici prendre un exemple marquant dans le film, le suicide d'Ece,
est-il un renoncement total ou un dernier et ultime acte de
rébellion ? La question peut être débattue, et la
réalisatrice elle-même peut difficilement avoir le dernier mot.
En
effet il y a toujours un espace irréductible entre l'œuvre désirée
et l'œuvre obtenue. Deniz Gamze Erguven, si elle refuse d'imprimer
son expérience, sa pensée parfois militante, et son interprétation
sur son film, sait ce qu'elle a voulu faire, et l'explique
longuement. Elle sait surtout que ce qu'elle a voulu faire n'est pas
forcément ce qu'elle a fait. Un exemple de cette différence est
donné par l'impact du contexte historique sur la lecture du film. Le
scénario de Mustang
a été écrit en 2011. En 2012 et 2013, la contestation éclate en
Turquie à travers les manifestations de la place Taksim. Durant
cette période de trouble, le gouvernement a décidé de couper les
accès internet à la population. La scène de Mustang
où les adultes confisquent l'ordinateur de la maison aux
jeunes filles, peut rétrospectivement être vue comme une métaphore
de cette Turquie conservatrice refusant l'ouverture et l'évolution
des valeurs chez les franges les plus jeunes de sa population.
On
peut donc rapidement éliminer la question qui fâche : "Peut-on
reprocher à la réalisatrice sa volonté de ne pas étiqueter son
œuvre comme féministe ?". La réponse est bien entendu :
"Non". Elle ne l'étiquette
pas car elle sait qu'une œuvre n'a pas de propriétaire, et que sa
finalité même est d'être interprétée par ses spectateurs dans
une démarche active et non purement passive.
Un
parti-pris de réalisme dans le regard jeté sur les jeunes filles …
D'une
tournure commerciale, Mustang
a été déclaré lors de sa sortie : "Un nouveau Virgin
Suicides".
Le spectateur lambda se demandera immédiatement d'où est née cette
comparaison. Certes, la ligne scénaristique du film est que cinq
sœurs sont cloîtrées chez elles par une famille conservatrice...
Mais il s'agit ici uniquement du résumé basique du scénario ! Dans
une interview à France Culture, Deniz Gamze Erguven admet ne pas
comprendre le fondement de cette comparaison.
Si
cette analogie m'énerve et est dans une large mesure abusive,
pourquoi en parler me direz-vous ? Car ce qu'oublient les
commentateurs réducteurs dans une telle remarque est qu'une
comparaison est plus intéressante par les différences qu'elle met à
jour que par ses ressemblances. Nous ne reviendrons pas ici sur les
différences scénaristiques, qui sont peut-être la façon la plus
superficielle de traiter le sujet. Ce qui va nous intéresser, ce
sont les différences en termes de technique cinématographique, car
en cinéma comme en littérature, lorsque l'on n'utilise pas les mêmes
mots, c'est que l'on ne veut pas exprimer la même chose. Plus
particulièrement, on peut observer une différence majeure dans la
façon qu'ont Sofia Coppola et Deniz Gamze Erguven de filmer leurs
actrices, cette dissemblance implique une vision différente du
personnage de la jeune fille et de sa place dans les cellules
sociales représentées.
Ce
dernier point s'articule autour d'un choix cinématographique
central, celui de la narration. Dans Virgin
Suicides,
la narration était effectuée par une voix off, celle des garçons
admirateurs des sœurs Lisbon. Dans Mustang,
la narration est effectuée par la cadette de la fratrie, Lale. Ce
choix peut sembler anodin, il a pourtant des conséquences sur
l'intégralité des films et du propos perçu. En effet, le regard
des garçons dans Virgin
Suicides
est un regard avant tout désirant, parfois à la limite du
voyeurisme auquel le spectateur lui-même est invité lorsque les
cadres semblent flottants, comme si l'image avait été prise à la
dérobée... L'identité du film est également marquée par la
récurrence des scènes présentant le visage de Lux en gros plan,
souvent disparaissant après un sourire ou un clin d'œil en fondu
au blanc. Cette vision de la jeune fille découle ici d'une rêverie
masculine. Cet aspect de songe est par exemple le centre de la scène
de la lecture du journal de Cécilia. Il émaille l'intégralité du
film. Peut-on trouver dans Mustang
une image comparable des actrices ? La scène s'en rapprochant
le plus est celle dans laquelle Lale se rappelle le visage souriant
de ses sœurs lorsque le van de Yasin les emporta vers le match de
foot. La caméra filme en gros plan chacune des actrices,
rayonnantes, les cheveux au vent, comme couronnées par le soleil
couchant. Néanmoins même dans cette scène l'idée est
fondamentalement différente ; l'idéalisation n'est pas celle
du désir adolescent, elle est plus ambiguë. On peut d'une part y
voir un regard nostalgique de Lale vers un passé heureux, et d'autre
part un regard bienveillant de la cinéaste en direction de la force
de ses héroïnes pour laquelle elle n'a pas caché son admiration.
Ainsi
le film de Sofia Coppola se range très nettement du coté de
l'idéalisation des jeunes filles, de l'incompréhension de leur
comportement et de la fascination pour les évolutions de leur corps.
Dans Mustang,
c'est un rapport plus enfantin et plus quotidien au corps de la jeune
fille qui est mis en scène. Nous reviendrons sur la finalité de ce
parti-pris dans la seconde partie de ma chronique.
Un
parti-pris d'opposition au naturalisme et au reportage sociologique
La
différence de tonalité entre Virgin
Suicides
et Mustang
parait évidente. Le classique de Sofia Coppola semble assez léger
et parfois loufoque malgré la gravité du drame abordé. De son coté
Mustang
parait plus ancré dans la réalité. Ces airs réalistes n'en font
pas pour autant un film naturaliste. Cette vision, avoir fait une
œuvre sociologique, Deniz Gamze Erguven les dément. D'après elle,
Mustang
se rapprocherait par certains égards d'un conte. Le spectateur est
perplexe. En quoi Mustang tient-il du genre du conte ? Certes,
la voix
off
de Lale guide le spectateur tout le long du film, mais est-ce
suffisant ?
Si
il y a un point commun entre Mustang
et le conte, c'est peut-être un parti-pris de simplification qui en
fait un récit exemplaire. On se concentre en effet sur le microcosme
d'une famille, dont la maison isolée permet l'enferment comme le
ferait un donjon dans un conte traditionnel. Le négatif est incarné
par un antagoniste principal, l'oncle Erol, malgré le fait que nous
entendons parler d'autres parents... Attention, "simplification"
ne signifie pas que Mustang
est simpliste, loin de là. La simplification est ici sœur d'une
forme de concentration.
Avant
de vous expliquer ce que j’entends par "concentration",
et "simplification", repartons d'une des premières
différences que nous avons envisagées entre Virgin
Suicides
et Mustang,
la différence de narrateur. Nous avions vu que cette différence
tenait à ce que le narrateur appartenait ou n'appartenait pas au
groupe des jeunes filles, l'âge de ce dernier ayant une importance.
Son identité est également liée à des points de vue opposés.
Explication. Les garçons narrateurs racontent leur histoire en
regardant de leur présent vers leur passé. Dans Mustang,
la narration est fracturée. Lale parle d'abord de son présent vers
son passé, puis la voix off disparaît, la narration à travers ses
yeux avance vers le futur, un futur que l'on ne connaît pas encore
car elle l'ignore également. Le spectateur ne regardera pas alors de
la même façon les deux histoires. Dans Virgin
Suicides,
il cherchera tous les indices d'une fin déjà annoncée, se rendant
compte comme les garçons de la vacuité de ces derniers. Dans
Mustang,
le spectateur cherche à savoir ce qui va arriver aux filles, il tend
à se révolter avec elles, son regard se déporte vers leurs
adaptations à l'univers qui est le leur, celui de l'autorité
patriarcale omniprésente.
Encore
une fois la différence de narrateur joue. Le regard extérieur des
narrateurs tend, dans Virgin
Suicides,
à faire des sœurs Lisbon une entité sans identité, Lux mise à
part. Avoir un narrateur interne dans Mustang
permet à chaque sœur d'être définie par rapport à sa cadette à
travers des relations individualisées. Cette différence de
traitement des actrices est majeure. Lorsque je parlais de
concentration et de simplification, c'était à ce propos. Il y a
simplification et concentration car dans un même film, dans une même
famille, vont être présentés chez chacune des sœurs des modes
d'adaptation au patriarcat. La classification est soumise à nuances,
mais globalement les personnages se situent sur un dégradé entre
aliénation et révolte face aux normes patriarcales, un dégradé
déterminé par leur âge. Sonay représente une génération ayant
plus intériorisé les normes, mais les détournant à son profit. En
se servant de l'obsession de l'honneur chez ses parents, elle
parvient à épouser le garçon de son choix. Selma représente une
intériorisation marquée par la résignation. Elle accepte le
mariage car ne peut le fuir, et finit même par accepter l'idée
selon laquelle elle serait impure (car non vierge, fait démenti par
le médecin le soir de sa nuit de noce). C'est d'ailleurs la seule
des sœurs présentée à l'écran les cheveux attachés. Ece se
présente plus clairement du coté de la révolte, une révolte
destructrice. La scène du suicide est assez parlante. Nur et Lale,
entité à deux têtes, représentent quant à elles une révolte
tournée vers une reconstruction, celle d'une nouvelle vie détachée
de l'oppression patriarcale de leur société rurale.
Les
thématiques féministes traitées par Deniz Gamze Erguven
''Separate
Spheres''
Mustang
dépeint une société fondé sur le principe des "sphères
séparées". Il s'agit là d'un concept datant de l'époque
victorienne. Il désigne, dans les relations hommes-femmes, une
organisation sociale appuyée sur une ségrégation spatiale. Dans ce
cadre, les femmes sont censées rester dans les espaces privés,
qu'elles dirigent, tandis que les hommes sont dévoués à l'espace
public et permettent ainsi à l'espace privé de prospérer. Plus
qu'une simple division du travail au sein du couple, le principe des
sphères séparées implique un ensemble de comportements sociaux et
de dispositions psychologiques spécifiques aux hommes et aux femmes.
Si les femmes doivent rester dans la douceur de leur maison, c'est
qu'elles sont supposées passives, faibles, aimables sans être
brillantes, innocentes. Les hommes, eux, doivent être actifs,
courageux quitte à employer la violence, créatifs. Ils doivent
encourir la souillure du monde pour l'éviter aux femmes et conserver
leur caractère d' ''ange de la maison''.
Ce
système ne destine les filles qu'à une seule chose, devenir épouse.
Ainsi dans Mustang
le passage à l'âge "adulte" est représenté par le départ
de la maison familiale, départ équivalent au mariage. C'est ainsi
que les sœurs se séparent au fur et à mesure, dans un ordre
correspondant à leur différence d'âge. La femme quitte un foyer
pour un autre foyer. Dans ce système, le travail des hommes et des
femmes étant différent, leur spécialisation doit être effectuée
dès leur éducation. On observe ici une différenciation entre
savoir et savoir-faire. Dans Mustang,
alors que la maison devient une "usine à épouses", les
jeunes filles sont déscolarisées. Leur éducation n'est alors plus
composée d'un savoir, un ensemble de compétences reconnues dans
l'espace public. Elles sont éduquées par des femmes, selon le mode
du savoir-faire à l'entretien de tout les aspects de la vie
domestique. Elles cuisinent, rangent la maison, apprennent à bourrer
des couettes. L'implication psychologique est montrée par la
caméra ; lorsqu'elles travaillent, les filles sont souvent filmées
d'une caméra un peu plus haute qu'elles, accentuant l'impression que
leurs yeux sont baissés sur leur ouvrage comme un signe de
soumission. Un autre bon exemple du concept de sphères séparées
est donné par la scène du visionnage du match de foot. Les femmes
mangent dans la maison ; les hommes mangent en extérieur entre eux.
L'autorité
paternelle, et même patriarcale, est assurée par l'oncle Erol. On
observe ici une apparente entorse au modèle des sphères séparées.
Les femmes sont censées diriger la maison, mais ici la grand-mère
se soumet à son fils, montrant que l'identité de genre surpasse
l'autorité due à l'age, et la fausseté de la liberté accordée
aux femmes dans l’espace intérieur. Tout au long du film la
sensation d'enfermement est tangible. Le sentiment de perte de
liberté est figuré par le rehaussement des murs extérieurs de la
propriété. Cette idée est omniprésente. Lorsqu'elles sont
emmenées en extérieur par leur oncle, les filles ne sont même pas
supposées quitter la voiture. Il est ainsi particulièrement
ironique, à la fin du film, de voir les filles retourner la maison
contre leur oppresseur, en s'y enfermant pour mieux s'enfuir.
Ce
principe d'espace de vie différent est le premier pilier de la
société patriarcale turque écaillé par le jeu des filles ayant
conduit à leur enfermement. L'incident s'est en effet produit en
extérieur, alors qu'elles rentraient de l'école en passant par la
plage. Il a pu être vu, et puni, car il s'est déroulé dans
l'espace public. Ce n'est néanmoins pas le seul interdit brisé, et
nous allons désormais voir comment leur jeu a pu rompre le principe
du ''double standard'' en laissant entendre que les jeunes filles
auraient pu avoir des relations intimes avec les garçons.
"Double
Standard" and "Consent"
Si
les femmes sont principalement définies par leur rôle d'épouse
dans la société dépeinte par le film, ce statut familial implique
un rapport spécifique de ces dernières à la sexualité. Pour
définir ce rapport, j'utiliserai une seconde fois un concept
victorien, celui de ''double standard''. Dans un monde régi par des
sphères séparées, la femme est considérée comme pure et passive,
devant en général être protégée du monde extérieur pour être
l'unique repos de son mari. Cette conception impliquait, en terme de
vie sexuelle, que les femmes ne devaient avoir aucune expérience
avant leur mariage. Mustang
présente longuement cet aspect des choses ; ainsi, comme le déclare
la grand-mère après le test de virginité subi par les filles,
"si il y avait eu le moindre doute, jamais vous n'auriez pu vous
marier". De leur côté les hommes, supposés détenteurs de
l'autorité familiale, devaient avoir un vécu sexuel avant d'entrer
dans la sexualité. Dans Mustang,
aucun garçon n'est montré puni pour avoir eu un contact trop intime
avec une jeune fille.
Ce
système de pensée participe au contrôle de la sexualité féminine.
Dans un tel contexte, les filles ne doivent pas être instruites sur
la sexualité ; cet aspect est très net dans Mustang.
Ainsi, ce n'est qu'après avoir conclu le mariage des deux aînées
que la grand-mère fait parvenir aux jeunes filles en question un
manuel : Ma
vie sexuelle.
Le livre est sorti d'un placard où il était caché comme un objet
honteux, la couverture rappelle l'iconographie des années 50, où
une femme, plus petite que son mari et gardant les yeux baissés,
présente un aspect passif et marital de la sexualité.
Dans
ce cadre de pensée, la valeur d'une femme n'est pas définie par son
travail ou ses capacités intellectuelles. Sa valeur est définie au
croisement de la richesse de sa famille et de sa virginité. Son
corps devient alors un bien à part entière pour la communauté. Un
bien est caractérisé par son aliénabilité. Le détenteur d'un
bien peut décider de s'en séparer, en l'échangeant ou en le
détruisant. Ici intervient l'idée présentée par le film, que le
consentement n'est pas une catégorie opérable dans cette société
turque conservatrice, que le libre-arbitre est un concept ne pouvant
s'appliquer aux femmes les plus jeunes. Dans le film, l'échange est
figuré par le mariage, qui est ici un mariage forcé, puisque
chacune des sœurs a un âge inférieur à l'âge légal de mariage en
Turquie (17 ans). Les scènes de demandes en mariage sont en cela
exemplaires. Les femmes se réunissent et invitent la sœur choisie à
faire le thé afin d'exposer son habilité ménagère et sa
beauté. Chaque fille est vantée comme étant "unique", un
adjectif exprimant l'idée d'un au-delà de la valeur, mais, dans le
contexte des scènes, rappelant un vil marchandage. La valeur a par
ailleurs été assurée par les tests de virginité et examens
intrusifs imposés par la famille. La disposabilité s'exprime de
façon bien plus dramatique au cours du film au travers des viols
commis par l'oncle Erol. L'homme peut ici se permettre une sexualité
hors mariage, mais surtout peut disposer sans leur consentement du
corps de femmes sous son autorité. Le fait que ces femmes soient
encore quasiment des enfants nous amène au troisième point de mon
analyse.
Sur-sexualisation
Le
principal argument féministe élaboré par le film est la mise en
image de la sur-sexualisation du corps féminin. Deniz Gamze Erguven
a ainsi pu déclarer au magazine Slate :
"Une des choses les plus importantes dont je voulais parler c'était cette sexualisation continue du corps des femmes. Ne serait-ce que le voile, c'est une manière de dire que chaque geste, chaque parcelle du corps a une dimension sexuelle et ça commence à un âge très précoce. Il y a des directeurs d'école en Turquie qui disent que les garçons et les filles ne devraient plus monter les escaliers ensemble pour aller en classe, on revient à dire que monter les escaliers pour aller en maths c'est très olé olé. Tout cela sexualise les corps très jeunes. 99% des choses que l'on fait ne sont pas sexuelles. On peut regarder le corps sans ce regard là."
La
réalisatrice exprime ici son opposition à la sur-sexualisation des
corps. Elle explique que le corps des femmes est trop souvent
considéré comme un objet sexuel, indépendamment du contexte. Nous
avons déjà discuté des interdits pesant sur la sexualité féminine
dans la Turquie dépeinte par Mustang.
Si le corps est sexualisé en permanence, l'oppression de cette
sexualité féminine est alors constante. Elle est surtout
indépendante des choix faits par les femmes, et le moindre faux pas
aux yeux de la communauté doit précéder un repli sur la sphère
privée.
Cette
vision du corps féminin est d'autant plus délétère qu'il concerne
des jeunes filles que l'âge rend encore plus sensible à la
culpabilisation de leur désir et à l'intériorisation de la
domination masculine, du regard masculin. Cette intériorisation
implique que les femmes aussi sont souvent les instruments du rappel
à la règle que la société applique aux "déviants". Ce
sont ainsi des femmes parfois anonymes, dont le visage n'est jamais
vu en gros plan, qui dénoncent auprès de la grand-mère les
agissements de ses filles. On touche ici au nerf battant du film. Les
ennuis des cinq sœurs sont dus au fait que leur comportement est
considéré comme obscène, qu'il revient selon le regard social à
"frotter son entrejambe sur la nuque des garçons". Leurs
corps sont sexualisés sans qu'elles ne l'aient perçu ainsi, ni elles,
ni la caméra.
On
retrouve ici tout l’intérêt d'avoir tourné le film au travers
des yeux de Lale. Il s'agit du personnage le plus jeune de la
fratrie. Encore aux portes de l'enfance, elle pose un regard
quotidien, curieux et amusé sur le corps des jeunes filles. On peut
ici penser à la scène où Lale parade affublée du soutien-gorge de
Sonay. Les scènes de jeux entre les sœurs ont cet intérêt majeur : à travers les démonstrations d'affection sororale, elles montrent un
corps "sans ce regard là", un corps libre. Comme pour Nur,
lorsque cette dernière brûle des chaises sous prétexte qu'elle et
ses sœurs s'étaient assises dessus, le spectateur tend à voir tout
ce que cette sur-sexualisation a de déplacé.
Les
sœurs, malgré la sensualité à fleur de peau des plus âgées, montrent leur liberté par rapport au regard social. Cette liberté
est symbolisée par leurs cheveux. Dans l'histoire de l'art, les
cheveux longs et libres suggèrent l'érotisme, ils ont longtemps été
l'apanage des prostituées. Deniz Gamze Erguven, grâce à son regard
de cinéaste, nous montre cet attribut sous un autre angle, celui de
la liberté. Contrairement aux sœurs, les femmes qui habitent la
maison sont toute voilées ou coiffées. La religion n'est pas à un
instant mise en cause. Deniz Gamze Erguven montre une oppression
absurde et purement sociale. Les cheveux des sœurs manifestent leur
propre volonté de désobéissance et celle de la réalisatrice de
résister à ce regard transformant trop souvent les femmes en simple
objet de désir.
Mustang
peut ainsi être présenté comme une fable dont la morale serait
féministe. La sur-sexualisation du corps féminin, la
culpabilisation de la sexualité féminine et le cloisonnement genré
de la société y sont condamnés. Ce n'est en effet pas sans raison
si à la fin du film, Nur et Lale fuient à Istanbul. Elles y
rejoignent dans la grande ville leur professeur, montrant ainsi
l'importance de l'instruction des filles comme porteur de liberté.
La professeure n'arbore-t-elle pas également la longue crinière
des sœurs, celle des mustangs que le titre évoque parcourant le monde au galop
?
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