Pourquoi s’intéresser à cette question maintenant ?
C’est tout d’abord l’actualité qui me pousse vers ce sujet. En effet, en décembre dernier est sorti l’INSEE Référence « Couple et Famille ». Ce dernier présentait un article de fond intitulé : « Les variations de niveau de vie des hommes et des femmes à la suite d’un divorce ou d’une rupture de Pacs », un article écrit par Carole Bonnet, Bertrand Garbinti et Anne Solaz. C’est à une retranscription de leur travail que s’essayera d’abord mon post. Il apporte à la connaissance commune une contribution des plus utiles. Une motivation plus profonde me pousse également à aborder la question. En effet depuis les années 1970, le divorce est devenu un phénomène de masse. En 2009, le ministère de la justice annonçait que l’année avait connu 130 000 divorces. Le nombre me permet ici d’éclairer que le divorce est un fait social et non uniquement la querelle d’individus à laquelle de nombreuses personnes le rabaissent. En tant que fait social et phénomène de masse il peut avoir des effets d’importance sur la société, et plus spécifiquement dans le cadre des rapports homme/femme (1).
Mon but sera ici de montrer l’existence d’inégalités de niveau de vie consécutifs à la rupture d’une union contractualisée entre homme et femme, et de relier ces inégalités au système d’inégalités et d’injustices que nous observons dans notre société.
Pour cela j’aborderai tout d’abord les résultats de l’étude que nous propose l’INSEE, tout en mettant en avant ses limites. Ce compte rendu sera suivi d’un commentaire remettant en cause l’individualisation et la normalisation que le sens commun fait des conséquences économiques du divorce.
Je vais tout d’abord vous montrer que le divorce n’affecte pas également les hommes et les femmes dans le cadre d’une étude de l’évolution des niveaux de vie.
Le but de l’enquête de l’INSEE était avant tout d’analyser les coûts en terme de perte de niveau de vie impliqués par un divorce et de passer ces données au crible de la spécification homme/femme. Le problème se pose car la cohabitation et plus spécifiquement la contractualisation d’une union implique une mise en commun des ressources économiques du ménage. Une mise en commun qui cesse au moment de la séparation. Il est à noter que cette dernière peut de plus impliquer de nouvelles dépenses (payer un avocat, racheter du mobilier …) qui ne seront pas spécifiquement étudiées par l’article d’INSEE Référence.
Procédons de façon méthodique en définissant d’abord qui est concerné par cette étude de l’INSEE. Quel est l’échantillon constitué par l’institution ? L’INSEE utilise ici des données fiscales, les personnes étudiées sont celles ayant déjà été mariées ou pacsées en 2008 et subissant une rupture en 2009. Ne sont retenus que les couples dont aucun des membres n’est de nouveau en cohabitation en 2010, c’est à dire 70% de l’échantillon initial. Nous reviendrons sur les motivations de ces restrictions plus tard.
Comment fonctionne l’analyse des statisticiennes techniquement ? Les chercheuses calculent tout d’abord le revenu disponible du ménage en 2008 (les deux conjoints et leur éventuelle progéniture forment cette unité de base appelée le « ménage »). Ce revenu prend en compte les revenus du travail, les potentiels revenus de remplacement, transferts privés (donc les pensions que peuvent recevoir certain-e-s divorcé-e-s après la rupture), les revenus du patrimoine, certaines prestations sociales. De toute la liste précédemment énoncée sont déduits les impôts pour obtenir le revenu disponible. Le même calcul est fait pour les deux ménages issus de la rupture (celui de l’ex-épouse composé d’elle et de ses éventuels enfants à charge et celui de son ancien époux composé de lui et de ses éventuels enfants à charge). Pour rendre comparables les revenus d’agents n’ayant pas le même nombre d’enfants par exemple les revenus disponibles sont ensuite harmonisés au nombre de personnes à charge d’après des échelles d’équivalence statistique. On obtient ainsi non plus un revenu mais un niveau de vie. Une fois ces manœuvres réalisées, les chercheuses ont effectué une simple comparaison de ces niveaux de vie avant et après la rupture.
Quels sont alors les résultats ?
- Baisse du niveau de vie de 35% pour les femmes après rupture et hausse de 24% pour les hommes (sans prise en compte des prestations, transferts et impôts, moyenne sur la population entière).
- Baisse du niveau de vie de 14,5% pour les femmes, et hausse de 3,5% pour les hommes (avec prise en compte des prestations, transferts et impôt, moyenne sur la population entière).
Que retenir de tout cela ? Il existe une distribution genrée de la perte de niveau de vie entre hommes et femmes suite à un divorce. Lorsqu’on ne prend pas en compte autre chose que les revenus propres, l’homme gagne énormément à la séparation, la femme perd encore plus en vertu d’un effet de revenu et d’un effet de répartition des enfants. L’effet de revenu est lié à la structure de la participation au revenu commun avant la séparation, l’effet de répartition des enfants est lié au mode de garde adopté après séparation. De façon générale, la mère assume la garde des enfants. Lorsqu’on introduit les transferts sociaux et privés, l’écart observé en amont se resserre; les époux gagnent moins, les épouses perdent moins. Un tiers de cette évolution est lié aux transferts privé, deux tiers aux transferts publics. Ce deuxième effet (celui des transferts) est corrélé aux deux premiers (revenu, et enfants) mais agit comme rectification (2). Finalement la répartition des coûts d’une séparation en terme de niveau de vie n’est pas la même pour tous les couples et dépend beaucoup de la participation au revenu du ménage avant la séparation. Lorsque l’homme gagne plus que la femme, l’écart est positivement corrélé avec la perte du niveau de vie de l’épouse après séparation. L’inverse est aussi vrai. Il nous faut néanmoins noter, que les couples où la femme gagne plus de 60% du revenu du ménage sont rares. De plus si on observe que l’ancienne épouse a un avantage accru par rapport à un homme dans la même situation (l’effet de répartition des enfants est ici en jeu), l’homme assume des pertes moindres que des femmes dans une situation similaire. Il eut été important d’accéder ici aux régressions sûrement effectuées par les statisticiennes.
Le lecteur tatillon fera de nouveau une remarque : corrélation n’est pas causalité. Il a tout à fait raison. A l’effet propre de la rupture s’agrège l’effet de l’évolution temporelle des revenus. Pour purger les écarts constatés de cet effet lié au temps, les statisticiens ont procédé par matching. On associe à chaque personne séparée en 2010, une personne ayant les mêmes caractéristiques statistiques (dont le sexe) étant en couple en 2008 et le restant en 2010. C’est le contre-factuel. On considère que le niveau de vie de l’un aurait évolué temporellement comme celui de l’autre si la séparation n’avait pas eu lieu. Résultat ?
- Perte de niveau de vie de 3% pour les hommes et de 20% pour les femmes (en moyenne sur la population entière, tout inclus).
- Gain de niveau de vie de 11,5% pour les hommes ayant pourvu à plus 60% des revenus du ménage avant séparation (en moyenne), perte de 27% pour leurs ex-épouses.
Une fois pris en compte l’évolution temporelle, on constate que les hommes perdent à la séparation mais de façon modérée, principalement ils ne bénéficient plus des économies d’échelles liées à la mise en couple (mutualisation des coûts). Une fois prise en compte l’évolution temporelle les femmes perdent encore d’avantage, l’effet revenu est plus visible qu’avant comme le montre le second cas de figure exposé ci-dessus. Conclusion il existe bien une polarisation genrée en défaveur des femmes des coûts du divorce en terme de niveau de vie. Il est temps de parler d’inégalité plus que de « polarisation ».
L’INSEE nous offre ici une étude d’une grande qualité, présentant néanmoins quelques insuffisances que les auteures reconnaissent aisément. Ces dernières sont liées à la l’expansion temporelle envisagée.
En effet, les chercheuses ici n’envisagent que les coûts de court terme liés à une séparation. Il est probable que les coûts de long terme soient différents. Les premières raisons évoquées par le papier sont les potentielles remise en couple / cohabitation / procréation pouvant advenir pour l’un ou les deux ex-époux au cours des années suivant la séparation. On comprend ici le choix de calculer la différence de revenu lié à la séparation entre deux années (moins de chance de remise en couple), et la volonté de ne conserver que les époux ne cohabitant pas de nouveau dans l’échantillon. En effet, la remise en couple et la naissance de nouveaux enfants peuvent impliquer à la fois une réduction et une augmentation du niveau de vie. Il est par ailleurs notable que les hommes se remettent plus rapidement et plus souvent en couple que les femmes (le facteur de l’âge est ici très important). Toutes choses n’étant pas égales par ailleurs, la différence genrée étudiée peut donc en être changée.
Le papier évoque ensuite une deuxième motivation à son parti pris. La séparation et la perte de niveau de vie qu’elle implique pousseraient à un changement des comportements de travail. C’est particulièrement le cas des femmes qui peuvent être contraintes à entrer sur le marché du travail, augmenter leur nombre d’heures, changer de branche, repousser leur âge de départ à la retraite. De tels phénomènes pourraient également être observés chez les hommes, mais une étude portant dessus serait nécessaire pour confirmer l’impact de cela.
On observe ici un problème théorique lié à l’extension de la causalité. Comment une séparation cause-t-elle un changement de niveau de vie ? La réponse n’est pas la même sur le très court terme, le court terme et le long terme. Une séparation a un coût immédiat, frais d’avocat et dépenses liées au changement de domicile par exemple. Il y a ensuite un contre-coup de court terme : baisse du niveau de vie liée à l’absence de mutualisation des dépenses avec un partenaire pouvant gagner d’avantage que soi. S’ajoutent aussi des implications de long terme difficiles à évaluer pour l’économètre, il s’agit des variations du niveau de vie après adaptation des agents à la nouvelle situation. Cet horizon temporel peut sembler très éloigné, et pourtant le divorce peut avoir des conséquences concrètes au moment de la retraite par exemple. En effet, les femmes ayant plus souvent des carrières à trous que leur conjoint, leur retraite est alors inférieure à celle de ces derniers en raison de différences de salaire antérieures mais également de durées différentes sur lesquelles les droits ont été engrangés. Au moment de la retraite l’absence de conjoint avec lequel mutualiser les coûts se fait sentir plus douloureusement encore. L’étude des inégalités économiques genrées après l’arrêt de son activité devrait faire l’objet de d’avantage d’études en sciences sociales. Celle de l’INSEE que je viens de vous présenter souffre de cela et du retard de la recherche française dans le domaine des études de panel focalisées autour de la question des inégalités homme/femme.
J’ai utilisé le terme « injustice » au début de ce billet. Il est temps de mettre au clair les raisons poussant à qualifier ces différences de niveau de vie après séparation d’« injustes ».
En effet, toute différence n’est pas inégalité et toute inégalité n’est pas injustice. Je pense que le mot « injustice » doit être prononcé maintenant principalement car le sens commun naturalise et individualise les inégalités de niveau de vie découlant d’un divorce. Elles sont considérées comme « normales » d’un point de vue ne prenant en compte que la majorité statistique, ici le langage fait des ravages car le mot « normal » s’impose assez vicieusement comme normatif dans les esprits. Cela n’a pas de raison d’être.
Comme énoncé plus haut, l’enquête impute premièrement les inégalités de niveaux de vie en défaveur des femmes découlant d’un divorce aux inégalités initiales de revenu entre les deux sexes. Pour plus d’information en ce domaine, je vous renvoie vers mon premier article sur Problème Rangé, qui donne une analyse encore d’actualité de la situation. Si cette inégalité de niveau de vie découle d’une autre inégalité, elle en est paradoxalement pensée comme moins injuste ? Bizarre que la corrélation entre deux inégalités ne soit pas dénoncée quand deux inégalités non corrélées mais simplement additionnées le sont … Dans cette pensée de sens commun, on perçoit bien ici la mauvaise vulgarisation économique utilisée par le libéralisme pour justifier les inégalités que nos économies peuvent générer. Quand une femme se retrouve seule, elle ne peut plus compter que sur son propre salaire, si elle gagne moins que son mari, c’est que son travail vaut moins et donc il est juste qu’elle perde en terme de niveau de vie … Cela est peut-être oublier un peu rapidement pourquoi cette femme gagne moins, et que le salaire n’est pas la pierre de touche de la vertu laborieuse ! L’économiste classique forcené, ou le libéral buté, me dira : « Mais cette femme a CHOISI de moins travailler / de s’orienter vers ce parcours qui rapporte moins / de ne pas monter dans la hiérarchie ! ». La réponse : il ne s’agit pas uniquement du choix d’un homo economicus basique. Il ne s’agit pas seulement d’un choix mais d’un rapport de pouvoir au sein du ménage, un rapport de force dont l’issue est fortement conditionnée par des préférences socialement constituées et genrées.
On observe que les femmes ont tendance à se marier avec des hommes plus âgés qui sont donc plus établis sur le marché du travail. En 2011, dans six couples sur dix le conjoint est plus âgé que sa conjointe (tendance au lissage chez les nouvelles générations). Malgré une forte homogamie au sein de notre société, en 2011, 55% des unions ne se font pas avec des gens du même niveau scolaire, seulement 23% des unions impliquent deux personnes de la même classe sociale. Souvent le mari a « l’avantage » en terme de diplôme et de classe sociale sur son épouse. D’autre part, à niveau scolaire donné, soit les choix professionnels des hommes sont orientés vers des carrières plus lucratives, soit il existe toujours à qualification et poste égal cet écart de 20% de salaire. Les femmes participent en moyenne à 36% des revenus du ménage quand on prend en compte les revenus salariaux et les transferts monétaires de l’Etat, cette part montant à 44% quand on ne prend en compte que les femmes travaillant à plein temps. Dans ce contexte, au sein du ménage dans les processus de négociation le mari a l’ascendant. Ainsi, aujourd’hui encore les femmes effectuent la majorité du travail domestique au sein de ménage. Voilà un des facteurs expliquant que les femmes travaillent moins que les hommes en terme d’heures. Tout cela a des conséquences sur leur carrière, et justifie ex post leur choix de davantage se consacrer a leur famille que leur mari. C’est un cercle vicieux, et ce n’est pas dans un tel environnement que l’on peut parler de « libre choix ».
Que l’on ne me parle pas de choix devant lesquels tous les agents sont égaux, certains sont plus contraints que d’autres et en cela il y a injustice.
(1) Ce papier peut se concentrer sur les inégalités homme/femme principalement car l’étude est antérieure à l’introduction du mariage pour les couples homosexuels
(2) Il agit positivement pour les femmes car ayant moins de moyens et des enfants à charge elles peuvent souvent recevoir d’avantage d’aides sociales. Leurs anciens conjoints perdent en général des aides dont ils bénéficiaient avant à cause des enfants, et perdent par la même occasion des réductions d’impôts.
(1) Ce papier peut se concentrer sur les inégalités homme/femme principalement car l’étude est antérieure à l’introduction du mariage pour les couples homosexuels
(2) Il agit positivement pour les femmes car ayant moins de moyens et des enfants à charge elles peuvent souvent recevoir d’avantage d’aides sociales. Leurs anciens conjoints perdent en général des aides dont ils bénéficiaient avant à cause des enfants, et perdent par la même occasion des réductions d’impôts.
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