La tendance est à la revalorisation des pop-artists et
des nouveaux réalistes. Après les rétrospectives Lichtenstein et Martial
Raysse, c'est à Niki de Saint Phalle de s'exposer au Grand Palais de septembre
2014 à février 2015. La plasticienne se distingue néanmoins de ses confrères
par le caractère subversivement politique de son œuvre. En effet, là où pop-artists
et nouveaux réalistes affichaient rarement leurs engagements, Niki de Saint
Phalle se déclarait, dans des termes forts nous surprenant parfois, féministe
et favorable au « black power ».
Si il y a une chose qu'il faut retenir de cette exposition c'est
bien la violence profondément ancrée dans chacun des travaux de Saint Phalle.
Sa série de tirs n'en est qu'un exemple. À des idées politiques et sociales
radicales correspondent des formes radicales. C'est particulièrement le cas
dans une de ses premières périodes : ses trois séries « Mariées »,
« Accouchements » et « Prostituées » choquent par leur
traitement commun.
Leto ou la Crucifixion (1965) |
La Mariée ou Eva Maria (1963) |
Accouchement Rose (1964) |
Les fleurs sont omniprésentes dans les trois scènes. Dans
Leto ou la Crucifixion, la prostituée tient une pose volontairement
obscène, les jambes écartées, le sexe apparent. Son corset croule pourtant sous
les objets de pacotille et en particulier sous les fleurs, comme dans une
tentative de la société d’enjoliver et de cacher cette sexualité. A côté
d'elle, la mariée, entièrement drapée de sa robe blanche. Son buste est
également couvert d'objets, mais pas de fleurs, celles-ci étant rassemblées en
un bouquet prêt à être offert au futur époux, symbolisant ici l'acte sexuel vu
comme contrepartie du contrat de mariage. L'accouchement rose nous
dépeint une femme nue qui semble être proie à d'intenses souffrances. Son corps
est entièrement composé de bibelots, elle semble contenir le monde. Les fleurs
ne sont présentes qu'à un endroit. La femme a d’un côté un sein volumineux
recouvert de vaches évoquant la maternité nourricière et de l’autre un second
sein troué, et dans le fond de la cavité, les fleurs. Ces fleurs semblent
représenter la mascarade sociale accompagnant le contrôle de la sexualité
féminine ; dans le cas de l'accouchée, son corps ne lui appartient plus,
subjugué par les objets. Il est divisé entre ce double rôle : objet de désir
aux yeux des autres, et mère. Sa douleur intense tranche avec la sérénité des
personnages de Déesses de Saint Phalle qui eux sont en dehors de la société.
C'est donc bien une critique féroce des rôles sociaux qui se trouve sous nos
yeux, dénonçant le contrôle du corps de la femme, corps extraordinaire d'après
Saint Phalle car il crée. Niki de Saint Phalle ne déclara-t-elle pas :
« Le mariage c'est la mort de l'individu, la mort de l'amour. La mariée,
c'est une sorte de déguisement » ?
Cette violence des formes, comme je l'ai dit, fait écho à celle
des propos de Saint Phalle elle-même. Il faut ici souligner son rôle ambigu
dans les luttes féministes de son époque. En effet, Niki n'a jamais fait partie
d'un grand mouvement féministe ; elle est restée une personnalité marginale, et
ce pour le caractère souvent discutable de ses idées. J'aimerais beaucoup
revenir avec vous sur ce point dans un prochain article. En effet, dans ses
interviews, les propos de la plasticienne nous semblent parfois confus. C'est
une forme d'essentialisme qui en ressort. Ainsi, l'artiste considérait exprimer
les problèmes de la femme aujourd'hui car elle était une femme, et que son art
était par définition « féminin ». Cet essentialisme l’amène à rêver
d’une utopie, celle d'une « nouvelle société matriarcale ». Selon les
propres mots de Saint Phalle : « Le communisme et le capitalisme
ont échoué. Je pense que le temps est venu pour une nouvelle société
matriarcale. Vous croyez que les gens continueraient à mourir de faim si les
femmes s'en mêlaient ? Ces femmes qui mettent au monde ont cette fonction
de donner vie. Je ne peux m’empêcher de penser qu'elles pourraient faire un
monde dans lequel je serais heureuse de vivre ». Les Nanas en sont
l'émanation directe. Elles ne font pas que s'opposer à l'oppression avec leur
taille démesurée. Ce n'est pas non plus la première fois que des femmes sont
représentées d'une façon différente que les canons classiques de l'art ; cette
voie avait été aussi celle de Picasso et de Matisse. Ce qui est foncièrement
nouveau dans l’œuvre de Saint Phalle, c’est la représentation de la femme par
une femme, sur le mode de la liberté des formes du corps, de l’imaginaire, de
la joie. Niki souhaitait ici donner une entrevue du « bonheur » dans
lequel elle pensait pouvoir vivre dans cette autre société. C'est dans ce sens
que l'on peut comprendre son choix de construire des statues pour l'espace
public, flirtant avec le monumental : il s'agissait ainsi d'imposer la vision
de son utopie aux yeux de tous.
Les Trois Grâces (1995-2003) |
On ne peut, on ne doit donc pas retenir de Niki de Saint Phalle
de simples « jolies couleurs », ou de « drôles de
personnages ». L’œuvre de Saint Phalle étant d'une grande cohérence, il
serait dommage de ne pas chercher à en comprendre les tenants et les aboutissants.
On peut ainsi regretter que l'exposition n'adopte pas totalement une approche
chronologique. Par delà ce bémol, je ne peux que vous encourager à vous ruer
vers cette exposition, pour le plaisir esthétique comme celui d'entendre Niki
et avec elle retisser les chemins de pensée qui ont mené à chacune de ses
créations.
Superbe article, analyse très fine des oeuvres présentées !
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