Deuxième partie de l’exposition qui commence au musée de l’Orangerie,
« Qui a peur des femmes photographes ? » est un savant parcours
que l’on suit de la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la fin de la
deuxième. L’exposition nous fait découvrir de nombreuses photographes de talent
faisant irruption dans le monde essentiellement masculin de la photographie en
pleine mutation. Elle s’articule en trois mouvements : elle débute par la manière
dont les femmes photographes détournent des codes traditionnels, s’attarde sur
l’art de l’autoportrait, et finit par montrer la place que ces femmes se font dans
les domaines les plus masculins de la photographie.
On commence donc par découvrir le détournement des genres qui étaient
traditionnellement associés aux femmes photographes du XIXe siècle,
c'est-à-dire le portrait, la nature morte et l’intimité des scènes domestiques,
respectivement associés à l’attention de l’autre (le care), la proximité avec la nature, et la sphère privée. Les femmes
étaient déjà présentes dans le domaine de la photographie, mais elles n’étaient
tolérées que si elles se cantonnaient à des genres liés aux caractéristiques
essentielles de la Femme. Les photographies de l’exposition subvertissent ces
genres, faisant grincer l’image lustrée de l’idéal féminin. Le portrait devient
grimaçant et moqueur, ou bien met en scène des figures féminines mythologiques
comme Mrs Balcon as Minerva (1935) de
Madame Yevonde, où l’on voit une femme de la bonne société déguisée en Athéna
moderne, pistolet à la main. Les natures mortes, elles, se teintent d’une
ambigüité sensuelle et perdent leur innocence, comme l’ambigüe White Radish (1932) de Sonya
Noskowiak où l’on croirait voir des
jambes dénudées de femmes. Quant à la domesticité, les poupées des fillettes
sont subverties et photographiées comme des jouets maltraités, cassés et
difformes, comme la photographie dérangeante de Ruth Bernard, Buddha Doll (1938). Cette première
partie de l’exposition insiste aussi sur les expérimentations techniques,
montrant bien comment ces femmes s’inscrivent pleinement dans la photographie
moderne et ses mouvements d’avant-garde.
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Mrs Balcon as Minerva (1935), Madame Yevonde |
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Buddha
Doll (1938), Ruth Bernard |
Le rapport des femmes à la nudité et à la sexualité, qui était absolument
tabou au XIXe siècle, va commencer à émerger de manière publique parmi
certaines femmes photographes (ce qui ne va pas sans accusation pour pornographie
pour Germaine Krull, ou arrestation pour vente de photographies érotiques pour Mary Willumsen). Le nu
photographique est progressivement toléré par la censure, s’il reste conforme à
la bienséance. Certaines femmes photographes commencent donc à s’approprier le nu
féminin, pudique ou érotique, mais aussi le nu masculin, beaucoup moins
conventionnel : si le nu féminin esthétique et/ou sensuel est courant, le
nu masculin l’est beaucoup moins. Ainsi, la photographe Laure Albin Guillot est
une des premières en Europe à exposer des études de nu masculin. La
photographie de Margrethe Mather intitulée Semi-nude
(1923) est aussi très intéressante, dans la mesure où elle présente un corps
dissimulé dans des draperies de telle manière à brouiller complètement le genre
du modèle : nous n’apercevons qu’un ventre et des bras et, face à
l’ambigüité, nous ne sommes pas sûr-e-s s’il s’agit d’un homme ou d’une femme,
alors que c’est bien un jeune homme qui pose pour la photographe.
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Etude de nu, Germaine Krull |
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Nu, Laure Albin Guillot |
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Semi-nude (1923), Margrethe Mather |
Certaines photographies brouillent donc les genres et/ou explorent des
orientations sexuelles « déviantes » ; certaines montrent même
une distance critique et ironique vis-à-vis de la condition des femmes. Karl Valentin et Liesl Karstadt (1928),
photographie de Lotte Jacobi, est particulièrement frappante pour son aspect de
critique sociale : on y voit le modèle masculin, occupant tout l’espace de
la photographie, appuyer son coude sur la tête du modèle féminin, repoussé en
bas à gauche de l’image.
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Karl Valentin et Liesl Karstadt (1928),
Lotte Jacobi |
Dans la salle suivante, nous sommes invités à nous pencher sur le genre
très particulier de l’autoportrait et sur le sujet complexe de la présentation
de soi. La photographie de soi donne lieu à des
jeux de masques, de dissimulation, de brouillage d’identité genrée et sexuelle.
Entre mascarade et mise en scène, les femmes photographes jouent avec leur
image. L’autoportrait au perroquet sur
l’épaule (1922) de Frieda G. Riess est particulièrement intéressant en
termes de libération féminine : récemment divorcée, la photographe se
représente fixant le spectateur, un perroquet sur l’épaule ; cela aurait
pu être anodin, si le perroquet ne symbolisait pas l’indépendance sexuelle
nouvellement retrouvée. De plus, l’autoportrait en photographe peut aussi
exprimer la revendication de leur statut professionnel : par exemple, le Self-portrait with camera de Margaret
Bourke-White la représente debout, en pantalon, tenant son appareil sur
trépied, le regard fixé sur ce qu’elle semble entrain de photographier ;
toute l’image inspire le sérieux et le professionnalisme de la photographe.
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L’autoportrait au perroquet sur l’épaule (1922), Frieda G. Riess | |
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Self-portrait with camera, Margaret Bourke-White |
La dernière salle s’intéresse à la conquête de nouveaux territoires par
certaines femmes, territoires auparavant majoritairement ou entièrement occupés
par les hommes. L’exposition se penche donc sur le marché émergent de l’image, c'est-à-dire
la publicité, la mode et les reportages, qui offrent des débouchés
professionnels et les moyens financiers de l’autonomie des femmes. Concernant
le reportage, on peut par exemple noter la présence incontournable de Migrant mother (1936), la photographie
qui a fait la célébrité de Dorothea Lange, et qui représente une mère et ses
trois enfants. L’image avait abondamment circulé en sa qualité de témoignage
frappant de la misère de certaines familles américaines après la crise
économique des années 1930.
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Migrant mother (1936), Dorothea Lange |
Mais le reportage peut aussi être lié à l’exploration, au voyage ;
au XXe siècle les femmes ont davantage l’occasion de voyager seules, et plus
loin. Certaines journalistes, écrivaines ou encore chercheuses photographient
les sociétés qu’elles rencontrent, les paysages qu’elles découvrent. Par
exemple, Ella Maillart (1903-1997), écrivaine et photographe suisse, fit de
nombreux et longs voyages ; on peut voir sa photographie Descente du col de Djengart à la frontière
de la Chine, Kirghizie, dont le paysage est époustouflant. Dans le domaine
des reportages il est aussi incontournable d’aborder la question de la seconde
guerre mondiale, et l’on découvre dans l’exposition des photographies de femmes
qui ont pratiqué le photojournalisme pendant la guerre, qu’elles immortalisent
le visage des maquisards ou qu’elles prennent des clichés clandestins de camps
de concentration.
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Descente du col de Djengart à la frontière
de la Chine, Kirghizie, Ella Maillart |
Cette exposition passionnante se termine par un glissement vers le
cinéma, très bien pensé, et la relation de certaines femmes cinéastes à la
propagande politique. Nous avions débuté l’exposition par le détournement de l’image
de la Femme cantonnée à la sphère privée, et nous terminons notre parcours sur
l’entrée des femmes dans la sphère publique, que ce soit par la photographie ou
par le cinéma. Que ce soit pour son contenu riche ou pour sa structure très
bien pensée, cette exposition temporaire du musée d’Orsay est d’une richesse
insoupçonnée, et l’on regrette seulement qu’elle n’ait pas été plus grande,
confinée qu’elle était aux salles d’expositions mineures du musée.
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