14/02/2016

« Qui a peur des femmes photographes ? », 1918-1945, au Musée d'Orsay






Deuxième partie de l’exposition qui commence au musée de l’Orangerie, « Qui a peur des femmes photographes ? » est un savant parcours que l’on suit de la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la fin de la deuxième. L’exposition nous fait découvrir de nombreuses photographes de talent faisant irruption dans le monde essentiellement masculin de la photographie en pleine mutation. Elle s’articule en trois mouvements : elle débute par la manière dont les femmes photographes détournent des codes traditionnels, s’attarde sur l’art de l’autoportrait, et finit par montrer la place que ces femmes se font dans les domaines les plus masculins de la photographie.




On commence donc par découvrir le détournement des genres qui étaient traditionnellement associés aux femmes photographes du XIXe siècle, c'est-à-dire le portrait, la nature morte et l’intimité des scènes domestiques, respectivement associés à l’attention de l’autre (le care), la proximité avec la nature, et la sphère privée. Les femmes étaient déjà présentes dans le domaine de la photographie, mais elles n’étaient tolérées que si elles se cantonnaient à des genres liés aux caractéristiques essentielles de la Femme. Les photographies de l’exposition subvertissent ces genres, faisant grincer l’image lustrée de l’idéal féminin. Le portrait devient grimaçant et moqueur, ou bien met en scène des figures féminines mythologiques comme Mrs Balcon as Minerva (1935) de Madame Yevonde, où l’on voit une femme de la bonne société déguisée en Athéna moderne, pistolet à la main. Les natures mortes, elles, se teintent d’une ambigüité sensuelle et perdent leur innocence, comme l’ambigüe White Radish (1932) de Sonya Noskowiak  où l’on croirait voir des jambes dénudées de femmes. Quant à la domesticité, les poupées des fillettes sont subverties et photographiées comme des jouets maltraités, cassés et difformes, comme la photographie dérangeante de Ruth Bernard, Buddha Doll (1938). Cette première partie de l’exposition insiste aussi sur les expérimentations techniques, montrant bien comment ces femmes s’inscrivent pleinement dans la photographie moderne et ses mouvements d’avant-garde.



Mrs Balcon as Minerva (1935), Madame Yevonde
Buddha Doll (1938), Ruth Bernard



Le rapport des femmes à la nudité et à la sexualité, qui était absolument tabou au XIXe siècle, va commencer à émerger de manière publique parmi certaines femmes photographes (ce qui ne va pas sans accusation pour pornographie pour Germaine Krull, ou arrestation pour vente de photographies érotiques pour Mary Willumsen). Le nu photographique est progressivement toléré par la censure, s’il reste conforme à la bienséance. Certaines femmes photographes commencent donc à s’approprier le nu féminin, pudique ou érotique, mais aussi le nu masculin, beaucoup moins conventionnel : si le nu féminin esthétique et/ou sensuel est courant, le nu masculin l’est beaucoup moins. Ainsi, la photographe Laure Albin Guillot est une des premières en Europe à exposer des études de nu masculin. La photographie de Margrethe Mather intitulée Semi-nude (1923) est aussi très intéressante, dans la mesure où elle présente un corps dissimulé dans des draperies de telle manière à brouiller complètement le genre du modèle : nous n’apercevons qu’un ventre et des bras et, face à l’ambigüité, nous ne sommes pas sûr-e-s s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, alors que c’est bien un jeune homme qui pose pour la photographe.



Etude de nu, Germaine Krull
Nu, Laure Albin Guillot
Semi-nude (1923), Margrethe Mather

Certaines photographies brouillent donc les genres et/ou explorent des orientations sexuelles « déviantes » ; certaines montrent même une distance critique et ironique vis-à-vis de la condition des femmes. Karl Valentin et Liesl Karstadt (1928), photographie de Lotte Jacobi, est particulièrement frappante pour son aspect de critique sociale : on y voit le modèle masculin, occupant tout l’espace de la photographie, appuyer son coude sur la tête du modèle féminin, repoussé en bas à gauche de l’image.



Karl Valentin et Liesl Karstadt (1928), Lotte Jacobi
 
Dans la salle suivante, nous sommes invités à nous pencher sur le genre très particulier de l’autoportrait et sur le sujet complexe de la présentation de soi. La photographie de soi donne lieu à des jeux de masques, de dissimulation, de brouillage d’identité genrée et sexuelle. Entre mascarade et mise en scène, les femmes photographes jouent avec leur image. L’autoportrait au perroquet sur l’épaule (1922) de Frieda G. Riess est particulièrement intéressant en termes de libération féminine : récemment divorcée, la photographe se représente fixant le spectateur, un perroquet sur l’épaule ; cela aurait pu être anodin, si le perroquet ne symbolisait pas l’indépendance sexuelle nouvellement retrouvée. De plus, l’autoportrait en photographe peut aussi exprimer la revendication de leur statut professionnel : par exemple, le Self-portrait with camera de Margaret Bourke-White la représente debout, en pantalon, tenant son appareil sur trépied, le regard fixé sur ce qu’elle semble entrain de photographier ; toute l’image inspire le sérieux et le professionnalisme de la photographe.



L’autoportrait au perroquet sur l’épaule (1922), Frieda G. Riess 


Self-portrait with camera, Margaret Bourke-White



La dernière salle s’intéresse à la conquête de nouveaux territoires par certaines femmes, territoires auparavant majoritairement ou entièrement occupés par les hommes. L’exposition se penche donc sur le marché émergent de l’image, c'est-à-dire la publicité, la mode et les reportages, qui offrent des débouchés professionnels et les moyens financiers de l’autonomie des femmes. Concernant le reportage, on peut par exemple noter la présence incontournable de Migrant mother (1936), la photographie qui a fait la célébrité de Dorothea Lange, et qui représente une mère et ses trois enfants. L’image avait abondamment circulé en sa qualité de témoignage frappant de la misère de certaines familles américaines après la crise économique des années 1930.



Migrant mother (1936), Dorothea Lange


Mais le reportage peut aussi être lié à l’exploration, au voyage ; au XXe siècle les femmes ont davantage l’occasion de voyager seules, et plus loin. Certaines journalistes, écrivaines ou encore chercheuses photographient les sociétés qu’elles rencontrent, les paysages qu’elles découvrent. Par exemple, Ella Maillart (1903-1997), écrivaine et photographe suisse, fit de nombreux et longs voyages ; on peut voir sa photographie Descente du col de Djengart à la frontière de la Chine, Kirghizie, dont le paysage est époustouflant. Dans le domaine des reportages il est aussi incontournable d’aborder la question de la seconde guerre mondiale, et l’on découvre dans l’exposition des photographies de femmes qui ont pratiqué le photojournalisme pendant la guerre, qu’elles immortalisent le visage des maquisards ou qu’elles prennent des clichés clandestins de camps de concentration.



Descente du col de Djengart à la frontière de la Chine, Kirghizie, Ella Maillart


Cette exposition passionnante se termine par un glissement vers le cinéma, très bien pensé, et la relation de certaines femmes cinéastes à la propagande politique. Nous avions débuté l’exposition par le détournement de l’image de la Femme cantonnée à la sphère privée, et nous terminons notre parcours sur l’entrée des femmes dans la sphère publique, que ce soit par la photographie ou par le cinéma. Que ce soit pour son contenu riche ou pour sa structure très bien pensée, cette exposition temporaire du musée d’Orsay est d’une richesse insoupçonnée, et l’on regrette seulement qu’elle n’ait pas été plus grande, confinée qu’elle était aux salles d’expositions mineures du musée.








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