Il était enfin
temps de vous parler d’Orlando, roman
de Virginia Woolf publié en 1928. Bien
sûr, la liaison est maintenant assez évidente – c’est de là que je tire mon
pseudonyme. Un lecteur attentif aura sûrement déjà plus ou moins cerné les sujets
de prédilection des auteures de ce blog, et comprendra donc qu’il me brûle de
vous parler d’une des thématiques principales de ce roman, c’est à dire la
différence entre les sexes.
Bien
évidemment, je veille à respecter les mots de Woolf ; loin de moi l’idée de
faire d’Orlando un personnage
non-binaire pansexuel. Ce roman date du début du XXe siècle, et n’oubliant pas l’historicité
des concepts, je parlerai donc d’ « hommes », de
« femmes », de « féminin » et de « masculin »,
termes qui sont aujourd’hui teintés de suspicion, mais dont on ne peut faire
abstraction lorsque que l’on replace le roman dans son contexte historique et
social. De plus, le terme de « genre » n’existant pas encore, on
trouvera régulièrement à sa place l’utilisation du terme de « sexe ». Ce
roman raconte donc l’histoire d’Orlando, un jeune noble anglais traversant les
âges qui, soudainement, se transforme en femme. Nous allons nous pencher dans cet article sur le brouillage de la frontière entre masculin et féminin, femme et homme : comment Orlando vit-il/elle son changement de sexe ?
J’ai trouvé que le film de
Sally Potter ne rendait pas vraiment l’ironie et l’humour tranchant de
Virginia Woolf ; cela me donne une raison de plus de vous faire lire
quelques passages choisis avec amour (l’amour que je porte pour vous, pour le
livre, et pour Virginia). Ce roman n’est pas d’une limpidité tranquille, il
n’est guère possible de découper le « message » de l’auteur et de l’accrocher
au mur ; il m’est difficile de l’élucider, et encore plus de comprendre
toutes les idées qui découlent de l’aventure incroyable d’Orlando. Je vais donc
tenter de démêler ces mots avec vous, et de proposer quelques interprétations
subjectives des passages les plus obscurs.
Le
premier passage que nous allons lire est celui de la transformation soudaine
d’Orlando. Ce dernier, nommé ambassadeur à Constantinople, est couronné
duc ; mais pendant son couronnement, une révolte se déclare et Orlando se
retire dans sa chambre. De manière assez inexplicable, Orlando tombe dans un
sommeil très profond, jusqu’au jour où trois étranges figures nommées la
Pureté, la Chasteté et la Modestie viennent à son chevet, décidées à l’empêcher
de s’éveiller. Les trompettes chassent avec insistance les trois allégories, et
Orlando s’éveille.
“They retire in haste, waving
their draperies over their heads, as if to shut out something that they dare
not look upon and close the door behind them.
We are, therefore, now left entirely alone in the room
with the sleeping Orlando and the trumpeters. The trumpeters, ranging
themselves side by side in order, blow one terrific blast: — ‘THE
TRUTH!’ at which Orlando woke.
He stretched himself. He rose. He stood upright in
complete nakedness before us, and while the trumpets pealed Truth! Truth!
Truth! we have no choice left but confess — he was a woman.
The sound of the trumpets died away and Orlando stood
stark naked. No human being, since the world began, has ever looked more
ravishing. His form combined in one the strength of a man and a woman’s grace.
As he stood there, the silver trumpets prolonged their note, as if reluctant to
leave the lovely sight which their blast had called forth; and Chastity, Purity, and Modesty, inspired, no
doubt, by Curiosity, peeped in at the door and threw a garment like a towel at
the naked form which, unfortunately, fell short by several inches. Orlando
looked himself up and down in a long looking-glass, without showing any signs
of discomposure, and went, presumably, to his bath.
We may take advantage of this pause in the narrative
to make certain statements. Orlando had become a woman — there is no denying
it. But in every other respect, Orlando remained precisely as he had been.
The change of sex, though it altered their future, did nothing whatever to alter their identity. Their faces remained,
as their portraits prove, practically the same. His memory — but in future we must, for convention’s
sake, say ‘her’ for ‘his,’ and ‘she’ for ‘he’— her memory then, went back
through all the events of her past life without encountering any obstacle. Some
slight haziness there may have been, as if a few dark drops had fallen into the
clear pool of memory; certain things had become a little dimmed; but that was
all. The change seemed to have been accomplished painlessly and completely and
in such a way that Orlando herself showed no surprise at it. Many people,
taking this into account, and holding that such a change of sex is against
nature, have been at great pains to prove (1) that Orlando had always been a
woman, (2) that Orlando is at this moment a man. Let biologists and
psychologists determine. It is enough
for us to state the simple fact; Orlando was a man till the age of thirty; when
he became a woman and has remained so ever since.”
La Pureté, la Chasteté et la
Modestie veulent étouffer l’éveil de la Vérité en jetant des voiles sur Orlando :
ce sont bien les idéaux qui ont « caché » les femmes en les voilant
dès leur naissance. La vérité, c’est que le genre est construit : les
femmes naissent sans la pureté, chasteté et modestie qui s’imposent à elles
lors de leur éducation comme le masque d’une certaine image sociale de la Femme.
En changeant de sexe, Orlando peut connaître le point de vue d’un homme et
celui d’une femme, et faire communiquer les deux sexes en brisant leurs
frontières artificielles : le fossé entre « la femme » et
« l’homme » n’est pas si infranchissable que ça, la preuve !
Orlando passe de manière très fluide de l’un à l’autre (il/elle se regarde dans
la glace, et sans aucune autre réaction, va prendre son bain) ; c’est la
société qui a créé deux sexes séparés par un océan de clichés, de tabous et de
construction sociale de l’identité. La narratrice souligne bien le fait que son
sexe est indiscutable : c’est une femme, c’est une figure clairement
sexuée. Toutefois, elle précise immédiatement qu’il n’y a eu chez Orlando, sur
l’instant (car une fois en société cela va changer), aucun autre changement que
son sexe. Orlando est resté le/la même, son identité ne s’est pas altérée. Ce
n’est que « par convention » que l’on va dorénavant utiliser des
pronoms féminins : la narratrice décide de suivre l’usage social, mais de manière
très légère et ironique. Les « biologistes et psychologistes »
peuvent bien s’arracher les cheveux à tenter de comprendre ce changement de
sexe ; la narratrice nous invite simplement à reconnaître que c’est une
femme ; il n’y a rien d’autre à comprendre, il faut le reconnaître, et
c’est tout. Le sexe semble alors être quelque chose de très secondaire,
d’anecdotique ; ce qui compte, c’est uniquement l’identité d’Orlando, et
celle-ci n’est aucunement liée à son sexe.
Toutefois
Orlando va rapidement faire son entrée en société en tant que femme, et les choses
se compliquent. En effet, elle va (re)découvrir le poids du regard des hommes
sur les femmes, celui des femmes sur les hommes, et prendre douloureusement
conscience du jeu social absurde qu’ils mènent.
“Here she tossed her foot
impatiently, and showed an inch or two of calf. A sailor on the mast, who
happened to look down at the moment, started so violently that he missed his
footing and only saved himself by the skin of his teeth. ‘If the sight of my
ankles means death to an honest fellow who, no doubt, has a wife and family to
support, I must, in all humanity, keep them covered,’ Orlando thought. Yet her
legs were among her chiefest beauties. And she fell to thinking what an odd pass we have come to when all a
woman’s beauty has to be kept covered lest a sailor may fall from a mast-head.
‘A pox on them!’ she said, realizing for the first time what, in other
circumstances, she would have been
taught as a child, that is to say, the sacred responsibilities of womanhood.
‘And that’s the last oath I shall ever be able to
swear,’ she thought; ‘once I set foot on English soil. And I shall never be able to
crack a man over the head, or tell him he lies in his teeth, or draw my sword
and run him through the body, or sit among my peers, or wear a coronet, or walk
in procession, or sentence a man to death, or lead an army, or prance down
Whitehall on a charger, or wear
seventy-two different medals on my breast. All I can do, once I set foot on
English soil, is to pour out tea and ask my lords how they like it. ‘D’you take
sugar? D’you take cream?’ And mincing out the
words, she was horrified to perceive how
low an opinion she was forming of the other sex, the manly, to which it had
once been her pride to belong —’To fall from a mast-head’, she thought,
‘because you see a woman’s ankles; to dress up like a Guy Fawkes and parade the
streets, so that women may praise you; to deny a woman teaching lest she may
laugh at you; to be the slave of the frailest chit in petticoats, and yet to go
about as if you were the Lords of creation. — Heavens!’ she thought, ‘what fools they make of us — what fools we
are!’ And here it would seem from some ambiguity in her terms that she was
censuring both sexes equally, as if she belonged to neither; and indeed, for
the time being, she seemed to vacillate; she was man; she was woman; she knew
the secrets, shared the weaknesses of each. It was a most bewildering and
whirligig state of mind to be in. The comforts of ignorance seemed utterly
denied her. She was a feather blown on the gale. Thus it is no great wonder, as she pitted one sex against the other,
and found each alternately full of the most deplorable infirmities, and was not sure to which she belonged”
Sur le bateau
qui la ramène en Angleterre, un marin manque de se tuer en voyant un bout de la
cheville d’Orlando ; c’est par cette scène ridicule qu’elle comprend
pourquoi les femmes sont sommées de cacher la moindre parcelle de leur corps. Ici
la narratrice se moque encore de l’éducation que l’on donne aux femmes :
les « responsabilités sacrées de la femme » que l’on enseigne aux filles,
et qu’Orlando n’a donc pas apprises, est un nom horriblement pompeux pour
désigner entre autres l’art de cacher ses chevilles… C’est ainsi qu’Orlando
réalise soudainement qu’elle ne pourra plus mener la vie qu’elle avait auparavant :
certaines choses lui sont à présent permises, et d’autres interdites. Elle fait
alors la liste de ce qu’elle ne pourra plus faire maintenant qu’elle n’est plus
un homme, et cette liste n’est composée que d’actes violents et
agressifs ; de plus, la juxtaposition de ces actes donne un effet très
puéril et ridicule à ces « exclusivités masculines ». De l’autre
côté, les actions qu’elle peut à présent effectuer… sont au nombre de un :
servir le thé. Elle réalise alors que les deux sexes s’infirment et se mutilent
en voulant à tout prix se différencier, en voulant être ce que l’autre n’est
pas : les hommes se présentent et sont présentés comme des politiciens et
des guerriers intrépides et les femmes comme des êtres domestiques gracieux et
serviables. Ils deviennent tous deux des caricatures risibles, des
« bouffons » qui se donnent en spectacle. Orlando condamne alors les
deux côtés, le fait d’avoir connu les deux sexes (et donc les deux genres) lui
permettant d’observer le combat des sexes de loin, et donc de prendre
conscience de la construction sociale et artificielle des sexes qui mutile les
individus.
La
lucidité d’Orlando a toutefois ses limites, et progressivement elle va adopter
un comportement plus « féminin », comme les autres femmes de la
société ; l’interchangeabilité d’Orlando-homme et Orlando-femme s’estompe,
et des différences notables font leur apparition.
“And as she drove, we may seize the opportunity, since the landscape was of a simple
English kind which needs no description, to draw the reader's attention more particularly than we could at the
moment to one or two remarks which have slipped in here and there in the course
of the narrative. For example, it may have been observed that Orlando hid her manuscripts when interrupted. Next, that she looked long and intently in the glass;
and now, as she drove to London, one might notice her starting and suppressing
a cry when the horses galloped faster than she liked. Her modesty as to her
writing, her vanity as to her person, her fears for her safety all seem to hint
that what was said a short time ago
about there being no change in Orlando the man and Orlando the woman, was
ceasing to be altogether true. She was becoming a little more modest, as women
are, of her brains, and a little
more vain, as women are, of her person. Certain susceptibilities were
asserting themselves, and others were diminishing. The change of clothes had, some
philosophers will say, much to do with it. Vain trifles as they seem, clothes have, they say, more important
offices than merely to keep us warm. They change our view of the world and
the world's view of us. For example, when
Captain Bartolus saw Orlando's skirt, he had an awning stretched for her
immediately, pressed her to take another slice of beef, and invited her to go
ashore with him in the long-boat. These compliments would certainly not
have been paid her had her skirts,
instead of flowing, been cut tight to her legs in the fashion of breeches. And
when we are paid compliments, it behoves us to make some return. Orlando curtseyed; she complied; she
flattered the good man's humours as
she would not have done had his neat breeches been a woman's skirts, and his
braided coat a woman's satin bodice. Thus,
there is much to support the view that it
is clothes that wear us and not we
them; we may make them take the mould of arm or breast, but they mould our hearts, our brains, our tongues
to their liking. So, having now worn skirts for a considerable time, a
certain change was visible in Orlando, which is to be found if the reader will
look at above, even in her face. If we
compare the picture of Orlando as a man with that of Orlando as a woman we
shall see that though both are undoubtedly one and the same person, there are
certain changes. The man has his hand free to seize his sword, the woman
must use hers to keep the satins from slipping from her shoulders. The man
looks the world full in the face, as if it were made for his uses and fashioned
to his liking. The woman takes a sidelong glance at it, full of subtlety, even
of suspicion. Had they both worn the
same clothes, it is possible that their outlook might have been the same. That
is the view of some philosophers and wise ones, but on the whole, we incline to
another. The difference between the sexes is, happily, one of great profundity.
Clothes are but a symbol of something
hid deep beneath. It was a change in
Orlando herself that dictated her choice of a woman’s dress and of a woman’s
sex. And perhaps in this she was only expressing rather more openly than
usual — openness indeed was the soul of her nature — something that happens to
most people without being thus plainly expressed. For here again, we come to a
dilemma. Different though the sexes are,
they intermix. In every human being a
vacillation from one sex to the other takes place, and often it is only the
clothes that keep the male or female likeness, while underneath the sex is the
very opposite of what it is above.”
Le retournement
de position à la fin de l’extrait et son ambigüité rend l’élucidation du point
de vue de la narratrice très ardu, mais tentons tout de même d’y voir clair. Il
est d’abord remarqué qu’Orlando a, sur de nombreux points, changé : son
changement de sexe a enfin une influence sur sa personne. Elle est dorénavant
plus conforme à la norme sociale : plus modeste quant à son intellect,
plus vaine quant à son apparence, moins assurée quant à ses déplacements, plus
réceptives aux compliments, elle remplit la plupart des attentes vis-à-vis du
rôle social de la femme exigées à l’époque. Il s’agit alors de savoir pourquoi
sa personne connaît de tels changements ; ici la narratrice commence à
partager la théorie « de quelques philosophes » (ce qui est probablement une référence à Carlyle et son Sartor Resartus). Les vêtements
joueraient un rôle primordial dans la définition des « hommes » et
des « femmes » : l’apparence est sociale et dicte l’attitude et
la tenue des corps, ce qui va influencer l’identité même de la personne ;
les individus auraient le même comportement s’ils avaient les mêmes habits.
Mais tout de suite, la narratrice conteste ce point de vue : même si en
effet la différence entre les sexes n’est pas celle que la société construit,
elle n’est pas non plus inexistante ; elle est complexe. Ce ne sont pas
les habits qui dictent un genre, mais plutôt le genre de la personne qui influence
le choix du vêtement : l’apparence devient l’extériorisation de
l’intériorité. La narratrice prononce alors ce qui semble être au cœur de sa
position vis-à-vis du genre : si les deux sexes sont différents, ils ne
sont pas entièrement séparés ; les êtres humains oscillent d’homme à femme,
et souvent il n’y a que leurs vêtements qui maintiennent leur caractère
« féminin » ou « masculin ». Orlando a changé, et ce
changement intérieur a provoqué son changement de sexe ainsi que son choix de
porter de vêtements féminins : vis-à-vis du genre on trouve dans ce
passage un mélange complexe de social et d’identité personnelle.
On
peut retrouver cette idée dans un autre passage intéressant : les hommes et les
femmes possèdent beaucoup plus de choses en commun que la société ne voudrait
le croire, cette dernière leur imposant de suivre certains comportements pour
masquer la frontière floue des sexes.
« That men cry as frequently and as unreasonably as women, Orlando
knew from her own experience as a man ; but she was beginning to be aware
that women should be shocked when men display emotion in their presence, and
so, shocked she was. »
Ici un personnage
masculin pleure devant Orlando, ce qui ne l’étonne pas particulièrement étant
donné qu’elle a connu les deux sexes et donc qu’elle sait qu’ils pleurent tous
deux tout autant ; il existe simplement un cliché sexiste qui colle aux
femmes l’étiquette de personnage émotionnel pleurant à tout va face à l’homme
impassible ne versant jamais de larmes. La société imposant certains
comportements à suivre selon le sexe des individus, Orlando, en tant que femme,
se sent obligée d’être choquée en face de cet homme qui pleure au nom de la
bienséance sociale.
Cet
article ne vise pas l’exhaustivité, et il y a encore de nombreux passages très
intéressants à étudier du point de vue du genre – si ce sujet vous
intéresse, je ne peux que vous recommander la lecture de ce formidable roman. Je
mentionne au passage que même le genre des êtres qu’Orlando aime oscille entre
masculin et féminin ; Orlando-homme tombe amoureux de Sasha, une femme à
l’allure androgyne, et Orlando-femme tombe amoureuse de Shelmerdine, dont elle
n’est pas vraiment sûre qu’il soit vraiment un homme (et lui n’est pas sûr
qu’elle soit une femme)[1].
Virginia
Woolf, dans un discours intitulé « Professions
for Women » (1931), insiste sur l’idée qu’il faut tuer « l’ange
de la maison » (« The Angel of the
House », ce qui est une référence au poème de Coventry Patmore, publié
en 1854), afin que les femmes puissent être enfin elles-mêmes. Elle
rajoute immédiatement : quand on est une femme, que signifie devenir
« soi-même » ?
“What is a woman ? I assure you, I do not know. I do not believe that you know. I do not
believe that anybody can know until she has expressed herself in all the arts
and professions open to human skill.”
La société de
son temps ne sait pas ce qu’est une femme ; à force de limiter les femmes à
l’image qu’on veut se faire d’elles, on ne peut savoir réellement tout ce dont
elles sont capables, et tout ce qu’elles peuvent être.
[1] “For each was so surprised at the quickness of the other’s sympathy,
and it was to each such a revelation that a woman could be as tolerant and
free-spoken as a man, and a man as strange and subtle as a woman, that they had
to put the matter to the proof at once.”
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire