En 1992, Orlando sort sur les écrans. Sa réalisatrice,
Sally Potter, est connue pour ses travaux expérimentaux en cinéma comme en
danse où elle crée la première compagnie auto-déclarée féministe. Il s'agit de
son premier long métrage. Son film apparaît à l'époque comme une œuvre ambiguë,
film de genre car film d'époque, mais surtout objet de recherche visuelle et
narrative. C'est ainsi que Orlando est primé à Berlin, l'année de sa
sortie. Depuis, le film bien que devenu une référence s'est trouvé confiné à
une circulation très réduite.
Le lecteur impatient me demandera alors, mais comment est-il
possible d'adapter cinématographiquement Orlando ? Le ton, l'absence de
discours autre que celui de la narratrice, l'absence de logique explicite, et
la profusion des scénettes dans le livre devraient rendre impossible sa
transformation en œuvre cinématographique. C'est pourtant le tour de force que
réalise Potter. Ainsi la spécificité de ce film comme adaptation, se situe dans
sa réécriture. Une réécriture fine, entièrement effectuée par Potter, mêlant
plusieurs dynamiques que nous aborderons à présent.
Après le premier visionnage, nous sommes marqués par la
linéarité de la structure du film, une linéarité ayant des implications en
terme de logique.
Cette linéarité tient du matériel d'origine. La trame d'Orlando
est celle d'un individu vivant 400 années de l'histoire de l'Angleterre. Le
traitement peut alors être fait de façon "historique", en suivant le
déroulement des époques. Le film de Sally Potter plus immédiatement que le
livre de Virgina Woolf adopte cet angle de vue. Premièrement, à cause de la nature
profondément visuelle de l'œuvre cinématographique. Là où dans le livre un
changement d'époque n'est pas toujours perceptible, à l'écran le changement des
costumes nous situe clairement au sein d'une chronologie allant de l'époque
Élisabéthaine aux années 1990. Deuxièmement, Potter a décidé entre chaque
changement d'époque d'introduire des encarts, affichant la date. Il n'y a pas
d'ambiguïté sur la longévité d'Orlando, le temps est nettement scandé. Ce
dernier dépasse par ailleurs les bornes fixées par Woolf. Voilà un premier
exemple de liberté que Potter prend par rapport à l'œuvre originale. C'est
jusqu'aux années 1990 que dure le film de sorte à fixer la fin de l'histoire à
l'époque de son tournage tout comme Woolf l'avait placée à l'époque de l'écriture
du manuscrit. Ainsi Potter, prend un parti d'emblée plus historique que le
livre originel.
Cette historicité et cette linéarité lui permettent de
dresser un portrait en pointillés des évolutions sociales auxquelles Orlando
est confronté-e. Nous mentionnerons ici deux exemples. Sur le plan de
l'évolution de la place des femmes dans la société, une transformation semble
clairement montrée entre l'époque Élisabéthaine et l'époque Victorienne. Durant
l'époque Élisabéthaine, la position de la femme, si elle n'est pas au centre de
l'intrigue (le point de vue d'Orlando étant celui d'un jeune homme il ne se
rend pas encore compte des obligations imposées aux femmes), elle n’apparaît
pas comme inférieure dans la vie publique à celle des hommes. Le fait d'être un
homme ou une femme ne semble pas devoir être prouvé contrairement à l'époque
Victorienne. D'où le choix de faire jouer Orlando dès le début par une Tilda
Swinton très androgyne, et la reine Élisabeth par Quentin Crisp, icône gay et
trans de l'Angleterre des années 1970. Durant l'époque Victorienne, une femme a
beau être à la tête de l'État, la détermination du sexe d'Orlando est un
véritable enjeu. On vient ainsi annoncer à cette dernière qu'elle est déclarée
femme (après un procès de plusieurs décennies) et qu’elle perd donc tous ses
titres de propriété. Orlando déclare alors que ce siècle l'aura tuée, dénotant
ainsi l'infériorisation jusqu'à la disparition des femmes de la sphère publique
durant le règne de Victoria. Dans la continuité de cette scène un autre
changement social est souligné : la perte d'importance de l'aristocratie dans
le système de classe anglais. En effet, Orlando perdant tout, elle doit quitter
son château. Elle n'y revient que dans les années 1990, comme simple visiteuse
du musée d'une aristocratie passée d'âge. Sa seule possession semble être une
moto sur laquelle elle voyage en compagnie de sa fille. Il s'agit là d'une
déviation par rapport à l'histoire originelle, Orlando étant supposée engendrer
un fils. Ici la naissance d'une fille matérialise l'impossibilité de regagner
ses positions et son titre, l'impossible retour du système aristocratique.
La linéarité du récit permet de représenter les évolutions
sociales de l'Angleterre d'un point de vue historique, et introduit le
changement de sexe d'Orlando comme une brisure dans un processus restant
logique aux yeux du spectateur. En effet Orlando ne perçoit pas la spécificité
de la condition féminine avant de devenir une femme, et n'aurait pas été
réduit-e à l'état de gens du commun si elle n'avait pas cessé d'être l'héritier
masculin de sa famille. Dans le récit de Virginia Woolf, le changement de sexe
d'Orlando est non-justifié, volontairement. Dans le film de Potter, au nom de
la différence entre le lecteur et le spectateur, la réalisatrice a décidé de
donner des pistes justifiant cet événement. Dans
une interview cette dernière a pu déclarer : "Whereas the novel could
withstand abstraction and arbitrariness (such as Orlando's change of sex)
cinema is more pragmatic. There had to be reasons however flimsy to propel us
along a journey based itself on a kind of suspension of disbelief. […]
And Orlando's change of sex in the film is the result of his having
reached a crisis point a crisis of masculine identity". Le montage met
immédiatement en liaison la scène de l'attaque sur Istanbul et celle du
changement de sexe d'Orlando, impliquant une connexion logique entre les deux.
Dans la scène de bataille, Orlando, ambassadeur de sa majesté auprès de la
Turquie accepte d'accomplir le devoir dicté par le "brotherly
love" accordé au dirigeant du pays. Les anglais se battront aux côtés
des Turcs contre une attaque surprise sur la ville. La scène se passe dans le
noir total symbolisant la confusion, et Orlando montre son incapacité à exercer
une forme de violence physique, et à tuer en temps de guerre. Cet instant peut
être interprété comme celui au cours duquel Orlando ne peut et ne veut plus se
conformer aux exigences sociales liées au masculin. La conséquence serait alors
le changement de sexe, arrivant dans la scène suivante. Le montage qui porte la
linéarité du récit permet ici de mettre en avant une nouvelle logique au
scénario et un propos nouveau sur l'œuvre de Virginia Woolf.
La linéarité n'est néanmoins qu'une des facettes du film de
Sally Potter, qui apparaît également bâti sur la répétition, et donc une forme
de cyclicité.
Sally Potter décide d'instaurer dans son film de nombreux échos
et joue allègrement des échanges de points de vue pour décrire
un parcours d'apprentissage à Orlando. Il s'agit bien d'une décision de
réalisation majeure. En effet, le livre de Virginia Woolf offre peu de
dialogues non rapportés. Potter a été alors obligée d'écrire des dialogues propres
au film, et en partie de décider de leur contenu pour expliciter le point de
vue de la narratrice dans la version écrite. Beaucoup des répétitions
du film sont dues à des répétitions de dialogues quasi à l'identique. Ainsi
lorsqu'Orlando déclare son amour à Sacha, ses paroles et celles de cette
dernière sont exactement les mêmes que celles que tiendront Orlando
(femme) et l'archiduc, un siècle plus tard :
ARCHDUKE HARRY: I’m
offering you my hand.
ORLANDO: Oh Archduke!
That’s very kind of you—yes—but—I cannot accept.
ARCHDUKE HARRY: But I .
. . I am England. And you are mine.
ORLANDO: I see—On what
grounds?
ORLANDO and the
ARCHDUKE stare at each other. The ARCHDUKE’S eyes fill with tears.
ARCHDUKE HARRY:
(despairingly) That I adore you.
ORLANDO: And so
I belong to you?
ARCHDUKE HARRY: You are
refusing me?
ORLANDO: I am. I’m
sorry.
They stare at each
other. The ARCHDUKE looking incredulous and hurt.
Ce retour des
dialogues rend sensible le changement de point de vue d'Orlando.
Dans l'œuvre de Woolf, cet échange en question existe bien, entre
l'Archiduc et Orlando, son doublon à l'époque du grand hiver est absent.
Néanmoins Orlando se rappelle alors de cette époque, et se sent une nouvelle
proximité avec l'esprit de Sacha dont elle comprend a présent les motivations.
La répétition des répliques, et l'échange des rôles (dans
l'alternance même des champ-contrechamp) est la méthode trouvée pour
Sally Potter pour mettre en évidence l'échange des points de vue. Ce dernier
est introduit de façon beaucoup plus claire dans la scène où Shelmerdine est
alité et veillé par Orlando. En effet les deux personnages évoquent
respectivement ce qu'ils feraient s’ils étaient homme ou femme. Ce dialogue est
placé sous le signe de la liberté. La liberté que revendiquaient Sacha et
Orlando plus tôt, mais surtout la liberté d'interpréter librement son
identité de genre.
Dans Orlando, on peut dire que le sexe court toujours
après le genre et se trouve en permanence confronté à un échec. La structure du
film rend tangible l'impossibilité d'endosser les prescriptions sociales, les normes
genrées liées à chaque sexe, d'où une cyclicité intéressante dans les échecs
que rencontre Orlando. En effet, le film semble s'articuler en deux parties se
répondant autour d'un pivot que serait son interlude : "POLITICS".
En plus des encarts annonçant la date, chaque période est marquée par une
thématique. On voit ainsi défiler: DEATH,
LOVE, POETRY, POLITICS, SOCIETY, SEX, BIRTH. Le statut de l'introduction et de la
conclusion du film mériterait d'être étudiés à part. Concentrons-nous sur les
segments centraux. Dans LOVE, Orlando n'arrive pas à conquérir l'amour
de Sacha qui se refuse aux rôles qu'il lui impose, et sa fiancée le quitte car
il n'a lui-même pas été capable d'accomplir son rôle. Dans POETRY,
Orlando n'arrive pas à accomplir ses velléités de devenir un génie créateur
(position traditionnellement accordée aux hommes et non aux femmes). Dans POLITICS,
Orlando est incapable de se confronter à la violence, dont les hommes sont dans
l'imaginaire social les détenteurs. Dans SOCIETY, le franc parlé
d'Orlando la met en opposition (dans tout les sens du terme) avec la vision de
la femme dictée par les beaux esprits du siècle. Dans SEX, Orlando
renonce à la vision méliorative de la virginité de la femme dans les rapports
amoureux de l'époque victorienne. Orlando ne peut s'assigner de genre, que ce
soit dans son rapport à l'amour sentimental et physique, la création littéraire
et le pouvoir.
Ainsi Sally Potter décide de faire d'Orlando, avec
insistance, un étendard de la fluidité de l'identité de genre. Comme dit
précédemment, la structure cyclique permet à Orlando un apprentissage par
erreur et rectification, dont l'issue est de cesser de suivre les commandements
de la société vis-à-vis de son genre. Après le départ de Shelmerdine, la scène
présentant l’héroïne dans les tumultes des guerres mondiales nous
montre une Orlando en mouvement, ce qu'elle n'était plus depuis son retour
de Turquie, attachée qu'elle était à la domesticité “propre” aux femmes durant
l'époque Victorienne. Elle décide alors de laisser derrière elle son passé. La
scène suivante la présente également en mouvement puisque c'est en moto qu'elle
arrive et repart de chez l'éditeur. Son habillement est alors particulièrement
androgyne. Le titre du segment est également ambigu. "BIRTH"
fait ici autant référence à la procréation (traditionnellement féminine) qu'à
la création artistique (traditionnellement masculine). Orlando semble se placer
dans un entre-deux sans s'inquiéter des attentes à son sujet. La dernière scène
présente alors Orlando dans un environnement naturel, évoquant la spontanéité
et non les apparences. Réapparaît alors un personnage présent
implicitement de façon cyclique dans le film, l'ange, figure de l'androgynie.
Si il apparaît pour la première fois visuellement, il était présent précédemment
de façon uniquement sonore à travers les chants de castrat, dans les périodes
Élisabéthaine et Géorgienne.
I am coming! I am coming!
Here I am!
Neither a woman, nor a man.
We are joined, we are one
With a human face.
We are joined, we are one
with a human face.
I am on earth
And I am in outer space
I’m being born and I am dying.
I am on earth
and I am in outer space
I’m being born and I am dying.
Here I am!
Neither a woman, nor a man.
We are joined, we are one
With a human face.
We are joined, we are one
with a human face.
I am on earth
And I am in outer space
I’m being born and I am dying.
I am on earth
and I am in outer space
I’m being born and I am dying.
Sa chanson
évoque le message final du film, celle d'une identité indépendante du sexe, et
débordant les genres. Dernière cyclicité, le retour de la réplique initiale,
l'individualité prime définitivement sur toute définition extérieure.
J'ai ici essayé de vous montrer le travail de réécriture que
Sally Potter a effectué sur le livre de Virginia Woolf pour en donner une
interprétation véritablement cinématographique. Mon propos était centré autour
de l'idée que Sally Potter souhaite affirmer clairement la vanité des identités
de genre et ce qu'ils ont de limitant pour l'individu lorsque leur existence se
fait répressive. Ce parti-pris ne va pas sans de nombreux écarts à la lettre du
livre, et il n'était pas dans mon intention d'en dresser une liste exhaustive.
Je vous incite donc, si ce n'est pas déjà fait, à vous plonger dans la lecture
du roman et le visionnage du film.



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