21/12/2015

Le Septième Art et le Deuxième Sexe : "Orlando", de Sally Potter


En 1992, Orlando sort sur les écrans. Sa réalisatrice, Sally Potter, est connue pour ses travaux expérimentaux en cinéma comme en danse où elle crée la première compagnie auto-déclarée féministe. Il s'agit de son premier long métrage. Son film apparaît à l'époque comme une œuvre ambiguë, film de genre car film d'époque, mais surtout objet de recherche visuelle et narrative. C'est ainsi que Orlando est primé à Berlin, l'année de sa sortie. Depuis, le film bien que devenu une référence s'est trouvé confiné à une circulation très réduite.
Le lecteur impatient me demandera alors, mais comment est-il possible d'adapter cinématographiquement Orlando ? Le ton, l'absence de discours autre que celui de la narratrice, l'absence de logique explicite, et la profusion des scénettes dans le livre devraient rendre impossible sa transformation en œuvre cinématographique. C'est pourtant le tour de force que réalise Potter. Ainsi la spécificité de ce film comme adaptation, se situe dans sa réécriture. Une réécriture fine, entièrement effectuée par Potter, mêlant plusieurs dynamiques que nous aborderons à présent.






Après le premier visionnage, nous sommes marqués par la linéarité de la structure du film, une linéarité ayant des implications en terme de logique.
       Cette linéarité tient du matériel d'origine. La trame d'Orlando est celle d'un individu vivant 400 années de l'histoire de l'Angleterre. Le traitement peut alors être fait de façon "historique", en suivant le déroulement des époques. Le film de Sally Potter plus immédiatement que le livre de Virgina Woolf adopte cet angle de vue. Premièrement, à cause de la nature profondément visuelle de l'œuvre cinématographique. Là où dans le livre un changement d'époque n'est pas toujours perceptible, à l'écran le changement des costumes nous situe clairement au sein d'une chronologie allant de l'époque Élisabéthaine aux années 1990. Deuxièmement, Potter a décidé entre chaque changement d'époque d'introduire des encarts, affichant la date. Il n'y a pas d'ambiguïté sur la longévité d'Orlando, le temps est nettement scandé. Ce dernier dépasse par ailleurs les bornes fixées par Woolf. Voilà un premier exemple de liberté que Potter prend par rapport à l'œuvre originale. C'est jusqu'aux années 1990 que dure le film de sorte à fixer la fin de l'histoire à l'époque de son tournage tout comme Woolf l'avait placée à l'époque de l'écriture du manuscrit. Ainsi Potter, prend un parti d'emblée plus historique que le livre originel.
Cette historicité et cette linéarité lui permettent de dresser un portrait en pointillés des évolutions sociales auxquelles Orlando est confronté-e. Nous mentionnerons ici deux exemples. Sur le plan de l'évolution de la place des femmes dans la société, une transformation semble clairement montrée entre l'époque Élisabéthaine et l'époque Victorienne. Durant l'époque Élisabéthaine, la position de la femme, si elle n'est pas au centre de l'intrigue (le point de vue d'Orlando étant celui d'un jeune homme il ne se rend pas encore compte des obligations imposées aux femmes), elle n’apparaît pas comme inférieure dans la vie publique à celle des hommes. Le fait d'être un homme ou une femme ne semble pas devoir être prouvé contrairement à l'époque Victorienne. D'où le choix de faire jouer Orlando dès le début par une Tilda Swinton très androgyne, et la reine Élisabeth par Quentin Crisp, icône gay et trans de l'Angleterre des années 1970. Durant l'époque Victorienne, une femme a beau être à la tête de l'État, la détermination du sexe d'Orlando est un véritable enjeu. On vient ainsi annoncer à cette dernière qu'elle est déclarée femme (après un procès de plusieurs décennies) et qu’elle perd donc tous ses titres de propriété. Orlando déclare alors que ce siècle l'aura tuée, dénotant ainsi l'infériorisation jusqu'à la disparition des femmes de la sphère publique durant le règne de Victoria. Dans la continuité de cette scène un autre changement social est souligné : la perte d'importance de l'aristocratie dans le système de classe anglais. En effet, Orlando perdant tout, elle doit quitter son château. Elle n'y revient que dans les années 1990, comme simple visiteuse du musée d'une aristocratie passée d'âge. Sa seule possession semble être une moto sur laquelle elle voyage en compagnie de sa fille. Il s'agit là d'une déviation par rapport à l'histoire originelle, Orlando étant supposée engendrer un fils. Ici la naissance d'une fille matérialise l'impossibilité de regagner ses positions et son titre, l'impossible retour du système aristocratique.
La linéarité du récit permet de représenter les évolutions sociales de l'Angleterre d'un point de vue historique, et introduit le changement de sexe d'Orlando comme une brisure dans un processus restant logique aux yeux du spectateur. En effet Orlando ne perçoit pas la spécificité de la condition féminine avant de devenir une femme, et n'aurait pas été réduit-e à l'état de gens du commun si elle n'avait pas cessé d'être l'héritier masculin de sa famille. Dans le récit de Virginia Woolf, le changement de sexe d'Orlando est non-justifié, volontairement. Dans le film de Potter, au nom de la différence entre le lecteur et le spectateur, la réalisatrice a décidé de donner des pistes justifiant cet événement. Dans une interview cette dernière a pu déclarer : "Whereas the novel could withstand abstraction and arbitrariness (such as Orlando's change of sex) cinema is more pragmatic. There had to be reasons however flimsy to propel us along a journey based itself on a kind of suspension of disbelief. […] And Orlando's change of sex in the film is the result of his having reached a crisis point a crisis of masculine identity". Le montage met immédiatement en liaison la scène de l'attaque sur Istanbul et celle du changement de sexe d'Orlando, impliquant une connexion logique entre les deux. Dans la scène de bataille, Orlando, ambassadeur de sa majesté auprès de la Turquie accepte d'accomplir le devoir dicté par le "brotherly love" accordé au dirigeant du pays. Les anglais se battront aux côtés des Turcs contre une attaque surprise sur la ville. La scène se passe dans le noir total symbolisant la confusion, et Orlando montre son incapacité à exercer une forme de violence physique, et à tuer en temps de guerre. Cet instant peut être interprété comme celui au cours duquel Orlando ne peut et ne veut plus se conformer aux exigences sociales liées au masculin. La conséquence serait alors le changement de sexe, arrivant dans la scène suivante. Le montage qui porte la linéarité du récit permet ici de mettre en avant une nouvelle logique au scénario et un propos nouveau sur l'œuvre de Virginia Woolf.

La linéarité n'est néanmoins qu'une des facettes du film de Sally Potter, qui apparaît également bâti sur la répétition, et donc une forme de cyclicité.
        Sally Potter décide d'instaurer dans son film de nombreux échos et joue allègrement des échanges de points de vue pour décrire un parcours d'apprentissage à Orlando. Il s'agit bien d'une décision de réalisation majeure. En effet, le livre de Virginia Woolf offre peu de dialogues non rapportés. Potter a été alors obligée d'écrire des dialogues propres au film, et en partie de décider de leur contenu pour expliciter le point de vue de la narratrice dans la version écrite. Beaucoup des répétitions du film sont dues à des répétitions de dialogues quasi à l'identique. Ainsi lorsqu'Orlando déclare son amour à Sacha, ses paroles et celles de cette dernière sont exactement les mêmes que celles que tiendront Orlando (femme) et l'archiduc, un siècle plus tard :

ARCHDUKE HARRY: I’m offering you my hand.
ORLANDO: Oh Archduke! That’s very kind of you—yes—but—I cannot accept.
ARCHDUKE HARRY: But I . . . I am England. And you are mine.
ORLANDO: I see—On what grounds?
ORLANDO and the ARCHDUKE stare at each other. The ARCHDUKE’S eyes fill with tears.
ARCHDUKE HARRY: (despairingly) That I adore you.
ORLANDO: And so I belong to you?
ARCHDUKE HARRY: You are refusing me?
ORLANDO: I am. I’m sorry.
They stare at each other. The ARCHDUKE looking incredulous and hurt.

Ce retour des dialogues rend sensible le changement de point de vue d'Orlando. Dans l'œuvre de Woolf, cet échange en question existe bien, entre l'Archiduc et Orlando, son doublon à l'époque du grand hiver est absent. Néanmoins Orlando se rappelle alors de cette époque, et se sent une nouvelle proximité avec l'esprit de Sacha dont elle comprend a présent les motivations. La répétition des répliques, et l'échange des rôles (dans l'alternance même des champ-contrechamp) est la méthode trouvée pour Sally Potter pour mettre en évidence l'échange des points de vue. Ce dernier est introduit de façon beaucoup plus claire dans la scène où Shelmerdine est alité et veillé par Orlando. En effet les deux personnages évoquent respectivement ce qu'ils feraient s’ils étaient homme ou femme. Ce dialogue est placé sous le signe de la liberté. La liberté que revendiquaient Sacha et Orlando plus tôt, mais surtout la liberté d'interpréter librement son identité de genre. 
Dans Orlando, on peut dire que le sexe court toujours après le genre et se trouve en permanence confronté à un échec. La structure du film rend tangible l'impossibilité d'endosser les prescriptions sociales, les normes genrées liées à chaque sexe, d'où une cyclicité intéressante dans les échecs que rencontre Orlando. En effet, le film semble s'articuler en deux parties se répondant autour d'un pivot que serait son interlude : "POLITICS". En plus des encarts annonçant la date, chaque période est marquée par une thématique. On voit ainsi défiler: DEATH, LOVE, POETRY, POLITICS, SOCIETY, SEX, BIRTH. Le statut de l'introduction et de la conclusion du film mériterait d'être étudiés à part. Concentrons-nous sur les segments centraux. Dans LOVE, Orlando n'arrive pas à conquérir l'amour de Sacha qui se refuse aux rôles qu'il lui impose, et sa fiancée le quitte car il n'a lui-même pas été capable d'accomplir son rôle. Dans POETRY, Orlando n'arrive pas à accomplir ses velléités de devenir un génie créateur (position traditionnellement accordée aux hommes et non aux femmes). Dans POLITICS, Orlando est incapable de se confronter à la violence, dont les hommes sont dans l'imaginaire social les détenteurs. Dans SOCIETY, le franc parlé d'Orlando la met en opposition (dans tout les sens du terme) avec la vision de la femme dictée par les beaux esprits du siècle. Dans SEX, Orlando renonce à la vision méliorative de la virginité de la femme dans les rapports amoureux de l'époque victorienne. Orlando ne peut s'assigner de genre, que ce soit dans son rapport à l'amour sentimental et physique, la création littéraire et le pouvoir.
Ainsi Sally Potter décide de faire d'Orlando, avec insistance, un étendard de la fluidité de l'identité de genre. Comme dit précédemment, la structure cyclique permet à Orlando un apprentissage par erreur et rectification, dont l'issue est de cesser de suivre les commandements de la société vis-à-vis de son genre. Après le départ de Shelmerdine, la scène présentant l’héroïne dans les tumultes des guerres mondiales nous montre une Orlando en mouvement, ce qu'elle n'était plus depuis son retour de Turquie, attachée qu'elle était à la domesticité “propre” aux femmes durant l'époque Victorienne. Elle décide alors de laisser derrière elle son passé. La scène suivante la présente également en mouvement puisque c'est en moto qu'elle arrive et repart de chez l'éditeur. Son habillement est alors particulièrement androgyne. Le titre du segment est également ambigu. "BIRTH" fait ici autant référence à la procréation (traditionnellement féminine) qu'à la création artistique (traditionnellement masculine). Orlando semble se placer dans un entre-deux sans s'inquiéter des attentes à son sujet. La dernière scène présente alors Orlando dans un environnement naturel, évoquant la spontanéité et non les apparences. Réapparaît alors un personnage présent implicitement de façon cyclique dans le film, l'ange, figure de l'androgynie. Si il apparaît pour la première fois visuellement, il était présent précédemment de façon uniquement sonore à travers les chants de castrat, dans les périodes Élisabéthaine et Géorgienne.

I am coming! I am coming!
Here I am!
Neither a woman, nor a man.
We are joined, we are one
With a human face.
We are joined, we are one
with a human face.
I am on earth
And I am in outer space
I’m being born and I am dying.
I am on earth
and I am in outer space
I’m being born and I am dying.

Sa chanson évoque le message final du film, celle d'une identité indépendante du sexe, et débordant les genres. Dernière cyclicité, le retour de la réplique initiale, l'individualité prime définitivement sur toute définition extérieure.


J'ai ici essayé de vous montrer le travail de réécriture que Sally Potter a effectué sur le livre de Virginia Woolf pour en donner une interprétation véritablement cinématographique. Mon propos était centré autour de l'idée que Sally Potter souhaite affirmer clairement la vanité des identités de genre et ce qu'ils ont de limitant pour l'individu lorsque leur existence se fait répressive. Ce parti-pris ne va pas sans de nombreux écarts à la lettre du livre, et il n'était pas dans mon intention d'en dresser une liste exhaustive. Je vous incite donc, si ce n'est pas déjà fait, à vous plonger dans la lecture du roman et le visionnage du film.


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